Du geste de la main à celui de la machine, il n’y a qu’un pas… et beaucoup de détours, sur lesquels l’artiste belge Eva L’Hoest expérimente à travers cinq œuvres exposées au Casino.
Dans un monde devenu, en peu d’années, entièrement dépendant du numérique, les œuvres de la plasticienne Eva L’Hoest, spécialiste de la modélisation 3D et lauréate en 2022 du prix Edward-Steichen, entendent questionner «notre rapport au digital» et «comment ces technologies modifient la vision que l’on a de notre propre perception».
C’est tout le propos de «The Mindful Hand», l’exposition que lui consacre actuellement le Casino Luxembourg, et dont le titre même aborde la main – et par extension le geste – comme un deuxième cerveau, lui aussi progressivement remplacé par des processus automatisés et des algorithmes.
Comme pour déjouer l’omniprésente binarité des 0 et des 1 qui, bien qu’invisible à l’œil nu, infiltre et étouffe chacun de nos gestes, le Forum d’art contemporain offre de l’espace aux cinq œuvres conçues spécialement pour l’occasion.
Pour sa première exposition monographique institutionnelle, l’artiste belge avait «envie de questionner ce que c’est d’habiter un tel lieu, comment le caractère institutionnel modifie nos gestes et notre pensée, comment il guide le regard». Tout un programme.
Habité par l’idée de «corps-guide», le projet évolue dans une zone grise entre invisible, illusion et geste concret, et trouve déjà une représentation dans l’œuvre qui introduit l’exposition : un haut-relief qui traduit l’image 3D modelée par Eva L’Hoest en véritable sculpture.
Un «premier réflexe» pour l’artiste était de s’«attarder sur les questions fondatrices de la pratique», avec cette œuvre comme «coulée dans le métal», qui renvoie à la sculpture gothique et son iconographie entre scènes de vie et scènes religieuses, tout en brouillant sa représentation claire en gardant visibles les formes approximativement humaines et les gestes de fabrication.
Résultant du geste manuel comme du geste automatisé, la sculpture traduit le souhait de l’artiste de «créer des narrations fragmentées, non linéaires» : c’est l’œuvre elle-même qui raconte une histoire, plutôt que ce qu’elle représente.
«Systèmes féodaux»
Eva L’Hoest souligne le «caractère médiéval» de cette première œuvre, que l’on retrouve plus loin dans un ensemble de sculptures réalisées de manière similaire, mais sur un plus petit format. Selon l’artiste, «les systèmes numériques sont conçus comme des systèmes féodaux, avec lesquels nous ne parvenons pas à communiquer».
De fait, les sculptures de la deuxième série, aux formes toujours anthropomorphes, sont enfermées dans des contenants semblables à des boîtes de Skinner, ces «chambres de conditionnement» utilisées en laboratoire pour observer le comportement des animaux.
«Au départ de l’intelligence artificielle, explique l’artiste, on s’est tourné vers des neuroscientifiques et des comportementalistes» afin de mieux comprendre, anticiper et recréer le comportement humain.
Ses sculptures en boîte seraient ainsi des «résidus» de cette pratique, qui traduit «les limites de cette technologie» et le caractère «illusoire» de tels procédés, qui n’ont de concret que «notre rapport de subordination au numérique».
Les rares formes humaines plus ou moins identifiables comme telles, l’artiste les réserve pour la fin de l’exposition. D’abord avec sa Ragdoll (littéralement «poupée de chiffon»), dont le nom provient d’un terme utilisé dans le cinéma pour créer numériquement des foules de gens – notamment dans les superproductions hollywoodiennes.
Souhaitant «expérimenter avec cette technique», Eva L’Hoest a «condensé» sa foule dans un seul personnage, le «point zéro», puis l’a «retravaillé de façon sculpturale», donnant à voir un résultat intrigant, une seule sculpture à forme humaine mais aux visages et membres multiples.
Zootrope, CGI et 16 mm
«Avec des règles très simples, on arrive à créer des formes très complexes, qui font écho au côté élémentaire de l’existence», dit-elle. Il en est de même pour la sculpture cinétique qui clôt l’exposition, soit un même visage multiplié à différentes étapes de sa création et qui, en défilant à toute vitesse, joue sur la persistance rétinienne pour créer un effet d’optique qui laisse émerger au départ d’un bloc l’œuvre dans sa forme finale.
Eva L’Hoest, une artiste qui «vient de la vidéo» et qui s’est lancée en «autodidacte» dans la modélisation 3D, multiplie tout au long de son exposition les renvois au cinéma, du zootrope, jouet optique à la base de l’invention du cinématographe, aux très actuelles techniques de CGI (animation par ordinateur).
C’est tout naturellement qu’au cœur de «The Mindful Hand», il y a un film, intitulé Main Station et entièrement tourné à l’intérieur des murs du Casino. «Je voulais tourner la caméra vers le bâtiment et capter une sensation de vide, une présence fantomatique» – autrement dit, «donner à l’architecture un rôle d’acteur».
Et, sur un texte de la poétesse Eva Mancuso qui s’intéresse à une thématique «intime» et à la «condition de la femme» de façon «métaphorique et facile d’accès», filme sur pellicule 16 mm le lieu, en rehaussant les plans d’incrustations numériques, pour un résultat aussi hypnotisant que mélancolique.
Jusqu’au 11 mai.
Casino – Luxembourg.