Véritable «expo-manifeste», «A Model» amène le Mudam à réfléchir sur l’essence même de l’institution muséale. Avec des œuvres fortes et une pensée en marche.
En 1968, l’artiste suédois Palle Nielsen transformait pour trois semaines le Moderna Museet de Stockholm en une grande aire de jeu : aux antipodes de l’idée commune qui considère l’institution muséale comme un espace conformiste, Nielsen invitait à une expérience sociale ludique, qui vit quelque 20 000 enfants s’exprimer librement à l’intérieur d’un lieu de (ré)création. L’exposition historique «The Model – A Model for a Qualitative Society» est le point de référence de «A Model», nouvelle exposition du Mudam que sa directrice conçoit comme un «manifeste» cherchant à redéfinir le rôle du musée au XXIe siècle.
Depuis son arrivée à la tête de l’institution, en avril 2022, Bettina Steinbrügge a mis l’accent sur le contenu de la Collection Mudam et sa visibilité ou encore l’envie de faire de l’espace muséal un lieu de performance – des exemples de mesures, parmi d’autres, qui l’aident à repenser ce musée qu’on dit ouvert («open museum»), même si l’«on voit de l’extérieur que celui-ci était une forteresse». En préparant de longue haleine cette exposition qui entend faire date dans l’histoire du Mudam, la directrice a «enquêté auprès de collègues» et noté la simultanéité des nouveaux thèmes de société et d’un nouveau public au musée. «A Model» donne alors la place aux sujets selon lesquels va s’articuler le monde de demain, en «formant une expérience autour» de ceux-ci afin de «changer notre conception du musée». Et réussit son pari, symbolisé par quelques œuvres phares.
Dans l’arène
Il est peu dire que «A Model» occupe tout l’espace de l’institution : les statues de lions gisant sur le sol du parc Dräi Eechelen (les Guardians de la Danoise Nina Beier, semblables à ceux que l’on voit à l’avant des bâtiments publics) ou la vidéo, à l’accueil du Mudam, qui oppose à une conversation sur les brutalités policières subies par la communauté noire américaine une musique techno et une agression de couleurs (comme si l’artiste, Tony Cokes, avait «hacké» les écrans habituellement utilisés à des fins informatives) interrogent déjà les valeurs et les symboles. C’est l’«arène» d’Oscar Murillo, déployée dans le Grand Hall, qui marque le premier temps fort de ce «Model» : assises sur des gradins en bois en demi-cercle, des «effigies» de papier mâché (mais à taille humaine) attendent le visiteur, qui peut s’asseoir parmi elles. «C’est une sorte de famille», raconte l’artiste colombien : «Des voisins ou des amis que je chéris… Des gens qui m’ont beaucoup donné.» Une représentation du prolétariat qui s’invite au musée au Luxembourg et «fait désormais partie de notre communauté», assure Bettina Steinbrügge. Car le travail d’Oscar Murillo est un appel à l’inclusivité et au partage, et contre l’oubli.
Les statues meurent aussi
En imaginant la rencontre fictive, au début du XXe siècle, entre le collectionneur d’art Albert C. Barnes, le philosophe afro-américain Alain Locke et une conservatrice africaine d’aujourd’hui, l’artiste et réalisateur britannique Isaac Julien «projette dans le passé des thématiques actuelles», résume le curateur en chef du Mudam, Clément Minighetti. L’installation, projetée sur cinq écrans, s’intitule Once Again… (Statues Never Die). On peut d’ailleurs y voir un prolongement au film d’Alain Resnais et Chris Marker Les Statues meurent aussi (1953), qui questionnait la relation qu’entretenaient les pays colonisateurs de l’Occident avec «l’art nègre». Comme un écho aux lions renversés dans le parc, Isaac Julien réactualise le propos et amène ses personnages sur la piste de la relecture de l’histoire, des restitutions d’œuvres et objets, et l’efficacité réelle de cette décolonisation des musées occidentaux.
Tomaso Binga se donne un genre
Un homme, une femme. Bien qu’en costume, les deux mariés de l’œuvre de Tomaso Binga Oggi sposi n’apparaissent pas sur le même cliché, mais sont séparés, à chacun(e) sa photo. Car l’artiste – qui a adopté au début des années 1970 un nom d’homme pour protester contre les privilèges masculins – incarne les deux moitiés du couple. Son travail, à la croisée de la littérature et de la performance, s’intéresse aux mots, qu’elle se réapproprie même avec son corps – lorsque, dans une autre série photographique, elle forme les lettres du mot «Mater». Le Mudam invite à visiter une version imaginée et démesurée du bureau de l’artiste, symbolisé par un papier peint à motifs et sur les murs duquel se multiplient des séries d’œuvres répétitives, mais jamais deux fois identiques. Alors que, dans nos sociétés, les discours sont encore majoritairement dominés par les hommes, le Mudam regarde le langage du point de vue féminin, premier outil pour une construction de l’identité propre. Et, donc, une arme de résistance.
Au fil des pensées
À l’étage, le visiteur est accueilli comme dans un jardin, le parterre étant recouvert de 12 000 fleurs, des pensées, dont la disposition dessine une allée à travers la galerie Est. L’installation florale est signée de Nina Beier et Bob Kil, et vise à reproduire les rouages de la société de consommation : la production en série, le formatage… Le jaune vif des feuilles s’érige contre un monde encouragé à la superficialité et l’on voit, à travers cette belle installation, pointer aussi l’inquiétude environnementale. Il faut alors se demander dans quelle mesure la création artistique contribue à la catastrophe écologique; très loin derrière les proportions monstrueuses de l’industrie, c’est certain. Mais 12 000 fleurs, c’est aussi 12 000 pots en plastique…
Ohé, du bateau!
Dernière pièce de taille, un authentique bateau pirate, conçu par l’artiste et activiste américaine Andrea Bowers comme «symbole et cliché de la rébellion», après qu’elle a elle-même été arrêtée par la police lors d’une manifestation contre le déboisement d’arbres indigènes. «Ban clearcutting» («Interdisez les coupes rases»), peut-on lire sur la voile noire ornée de l’indispensable emblème à tête de mort, ici reproduit avec des dessins de fleurs. L’œuvre impressionne par sa taille et la précision de ses détails, des mégaphones utilisés en manifs à la statuette ailée de Rolls-Royce fixée à la pointe du navire. Avec Radical Feminist Pirate Ship Tree Sitting Platform, le Mudam présente là une acquisition toute fraîche, qui fait partie d’une donation de vingt œuvres de Wilhelm Schürmann, qui a commencé sa collection «il y a plus de 50 ans», et qui dit aujourd’hui «réfléchir à son futur». Bettina Steinbrügge, elle, est certaine que cette donation «aura un impact majeur sur la collection» du Mudam.
C’est dans les dialogues que mènent les œuvres entre elles que «A Model» renforce les questionnements sur la façon dont l’art est pensé puis exposé : la classe ouvrière colombienne est assise devant une collection de films et reportages qui offrent autant de points de vue sur le musée comme institution; autour de l’installation d’Isaac Julien sont exposées des statuettes africaines ou leurs itérations militantes (comme la Black Madonna de l’Américain Richmond Barthé); les mots de Tomaso Binga résonnent, à deux générations d’écart, dans la voix de la performeuse Nora Turato; des détournements de célèbres logos de marques ornent le jardin des pensées, offrant un commentaire sur le plagiat et la marchandisation de l’art; le bateau pirate trône, lui, au milieu d’une foule d’histoires de résistance. Si l’objectif de «A Model» est de se demander comment concevoir le musée en tant que lieu d’art et d’expression libre aujourd’hui, les réponses sont à trouver dans les œuvres elles-mêmes, édifiantes et qui remettent aussi l’art contemporain engagé dans son rapport au temps. Le Mudam a trouvé son modèle aujourd’hui; tôt ou tard, il lui faudra (encore) le réinventer.
Jusqu’au 8 septembre.
Mudam – Luxembourg.