Depuis 1980, les photographies de Michael Clegg et Martin Guttmann sont centrées sur la notion de pouvoir des classes privilégiées. À la Konschthal, ce sont les portraits refusés par les commanditaires qui s’affichent. Cherchez l’erreur!
Voilà plus de 40 ans que Michael Clegg et Martin Guttmann (l’un est né à Dublin, l’autre à Jérusalem) forment un duo pour qui les rapports de classe ne sont pas vains. D’anciens travaux le confirment comme celui de Firminy (France, 1993) où, au cœur d’un immeuble, ils «hiérarchisent» le type de musique écoutée par les résidents en fonction de l’étage où ils résident, du genre populaire (en bas) au classique (en haut).
Mieux, dans une veine architecturale identique et avec le même souci de décloisonnement, on leur doit la paternité des premières bibliothèques installées dans l’espace public. Toutefois, depuis les années 80, ils s’attachent surtout à la réalisation d’un projet photographique commun : analyser et montrer les rapports entre pouvoir esthétique et pouvoir «réel».
Leur sujet de prédilection? Le portrait «officiel», hérité de l’époque de la Renaissance en Europe du Nord (notamment aux Pays-Bas), et qui subsiste de nos jours sous la forme des photographies des rapports annuels publiés par les grandes entreprises.
Précisions de Martin Guttmann : «Dès le XVIe siècle, le portrait de commande reflète l’idéologie libérale et individualiste de la bourgeoisie montante. Il traduit un intérêt « démocratique » pour ceux qui ne sont ni de sang royal, ni aristocratiques.» Avec, en creux, cette «conviction que l’argent peut être représenté» sans retenue ni tabou. Bref, «sans se chercher d’excuses». Devant leur objectif défilent donc des politiciens, des collectionneurs, des banquiers, des industriels et autres grandes familles bourgeoises.
Un rapport de force inversé
S’il arrive que le tandem Clegg & Guttmann collabore avec ses sujets (avec lesquels les choix stylistiques sont négociés), ce n’est pas le cas lorsqu’il s’agit d’une commande. Là, ce sont eux qui imposent leurs conditions, fixent les règles. «Ils gardent la main!», dit Christian Mosar, commissaire d’exposition.
Quitte à ce qu’au final le portait soit refusé. C’est d’ailleurs le sujet de la sélection proposée par la Konschthal, sobrement intitulée «Rejected». Des œuvres boudées par leurs commanditaires pour plusieurs raisons. Précisons déjà qu’au départ, ce qui intéresse les deux artistes, c’est l’interchangeabilité des rôles, une sorte d’effacement (ou de renversement) de la pyramide sociale.
Dans ce sens, les poses, «qu’ils dirigent» de A à Z, précise le directeur de la Konschthal, contribuent à souligner la fiction, privant alors le portrait de sa valeur réaliste en y insérant un accent théâtral prononcé – avec l’usage d’un clair-obscur de circonstance.
D’autres éléments contribuent à souligner l’effet sophistiqué de la méthode : la nature morte qui s’invite sur certaines images, des montages «volontairement bizarres» (comme ce groupe de personnes aux perspectives variantes), un éclairage artificiel, la grande taille («peu habituelle et dérangeante») des portraits, ou encore le choix dans le cadrage (notamment cette photographie qui révèle les coulisses du travail, avec ce fond noir scotché au mur). Ce qui fait dire à Christian Mosar : «C’est plus à voir comme une œuvre d’art que comme quelque chose de documentaire.»
Outre ces choix esthétiques, Michaël Clegg et Martin Guttmann ne réalisent que peu de tirages et imposent au client celui qui leur convient le mieux. De quoi devoir assurer leurs arrières : si en effet, le sujet peut refuser une œuvre et, logiquement, ne pas la payer, elle reste toutefois la propriété intellectuelle et matérielle des deux artistes.
Ils renversent ainsi le rapport de force, gardent l’emprise sur leur travail et, surtout, peuvent le diffuser. «Ce n’est pas comme une agence de publicité. Ils ne font pas dans la communication!», lâche le commissaire. Bien au contraire, «on n’est pas dans la glorification! Le fond est vraiment critique», bien que subtil.
Le «pouvoir culturel» des puissants d’Esch
Du coup, ces «puissants», pourtant soucieux de leur image, n’ont aucun moyen de la contrôler. Ce qui, inexorablement, crée des fâcheries… Dans le lot, il y a cette famille aristocratique, élégante devant du mobilier ancien, qui a refusé la proposition sous prétexte que leur fille «ressemblait à une lesbienne». Ou cette jeune femme en pleine pose, dont le reflet dans le miroir derrière elle l’affuble d’un nez à la Pinocchio.
D’autres excuses semblent plus valables, comme celle fournie par Klaus Wowereit, bourgmestre-gouverneur de Berlin pendant treize ans (2001-2014). Explications de Christian Mosar : «Au début du siècle, la ville était en pleine banqueroute! Quelqu’un qui veut se faire réélire ne peut décemment pas dépenser d’argent pour un tel portrait.» Ce qui lui fait dire encore : «Le pouvoir passe, mais l’image reste!»
À ce propos, parmi cette vaste «critique visuelle de l’image du pouvoir», aux photographies qui montrent les progrès faits en la matière (elles traversent la «révolution digitale»), il y en a une seule qui n’a pas été refusée. Et pour cause, les principaux intéressés ne l’ont pas encore vue…
En l’occurrence, quatre personnalités de la ville d’Esch-sur-Alzette : Georges Mischo (bourgmestre), Ralph Waltmans (directeur des affaires culturelles), Pim Knaff (échevin à la culture) et Jean-Paul Espen (secrétaire de la ville). Quasi habité, les yeux (sauf pour un) tournés vers l’avenir, le quatuor pose à côté d’une coupelle d’oranges (dont il faut encore trouver la symbolique).
«On voulait parler de pouvoir culturel, avoue Christian Mosar. Et montrer comment les deux artistes travaillent aujourd’hui.» The Esch Summit (nom de l’œuvre) finira-t-elle derrière un bureau ou dans les archives de Clegg & Guttmann?
«Rejected»
Konschthal – Esch-sur-Alzette.
Jusqu’au 15 janvier 2023.
Le pouvoir élégant de Pasha Rafiy
Fidèle à sa politique culturelle, qui est de mélanger artistes internationaux et luxembourgeois, la Konschthal remet au premier plan Pasha Rafiy, lui qui s’était fait un nom au pays (et plus loin), d’abord en 2015 avec son film-documentaire sur Jean Asselborn (Foreign Affairs), puis en 2018 avec sa participation aux Rencontres de la photographie d’Arles (avec l’exposition «Bad News»). Appuyé à celui de Clegg & Guttmann, son travail reste dans une approche qu’on lui connaît bien.
Qu’ils soient anonymes, connus ou célèbres, ses sujets se retrouvent comme immobilisés, l’espace d’un instant, et sont photographiés comme s’ils étaient complètement isolés dans le paysage environnant. Ils semblent un peu hors du temps et pourtant au centre de l’action. Ces images illustrent un paradoxe qui remet en cause le concept même de notoriété. Dans ce sens, peut-on rapprocher alors son œuvre de celle de ses deux éminents homologues?
Pasha Rafiy partagent avec Clegg & Guttmann quelques points communs, notamment un goût pour la préparation millimétrée en amont et un sens mesuré dans le nombre de clichés réalisés d’un sujet. Distinction notable toutefois : malgré la présence de quelques célébrités (comme l’actrice Irm Hermann ou encore la scénariste-dramaturge Joey Soloway), les photographies de Pasha Rafiy ne font pas de distinction de genres (animaux, paysages, hommes), et encore moins dans la hiérarchie.
Reste, en guise de trait d’union entre les deux expositions, cette image (parmi les dix montrées) de Katrín Jakobsdóttir, Première ministre d’Islande depuis 2017. Réalisée l’année suivante à Reykjavík, la photographie n’use d’aucun apparat : la femme d’État pose devant un musée islandais et son parking, sans aucune mise en scène et sans pose, le plus naturellement possible. Preuve que l’image du pouvoir tient avant tout de ce qu’on en fait.
G. C.
«People and Places»
Konschthal – Esch-sur-Alzette.
Jusqu’au 15 janvier 2023.