L’œuvre de l’artiste pluridisciplinaire Xanti Schawinsky s’exporte pour la première fois loin de sa Suisse natale, au Mudam, qui révèle un formidable avant-gardiste tout en cultivant le mystère qui l’entoure.
Imposante et discrète à la fois, à l’image de l’artiste, l’exposition «Xanti Schawinsky. Play, Life, Illusion – a Retrospective», actuellement dans les galeries souterraines du Mudam, ne nous éclairera pas sur la raison pour laquelle les œuvres de celui qui fut aussi théoricien de l’art, universitaire, designer graphique ou encore scénographe, et qui a plusieurs fois exposé de son vivant, sont restées inaccessibles depuis sa mort. Ni pourquoi, depuis sa timide redécouverte il y a dix ans, les rares expositions à lui dédiées n’ont eu lieu qu’en Suisse, son pays natal. Le musée, dans sa tradition minimaliste, laisse ainsi parler les œuvres d’elles-mêmes. Et elles en ont, de ces choses à raconter.
Reflétant ses obsessions actuelles et sa volonté d’accompagner les transformations en cours dans l’histoire de l’art, le Mudam, pour cette toute première exposition monographique consacrée à Alexander «Xanti» Schawinsky hors Helvétie, renvoie un siècle à l’autre, et consacre l’artiste comme figure oubliée de la peinture performative, sinon simplement de la performance artistique. Mais, de ses années au Bauhaus (1924-1929), où il s’implique comme scénographe pour le théâtre, jusqu’à ses peintures sans peinture, dans les années 1960, en passant par ses travaux de graphiste en Europe, puis aux États-Unis à l’approche de la guerre, le parcours de l’exposition retrace six décennies d’une vie créative toujours en mouvement.
L’art au pluriel
On résume à cinq périodes les étapes de la vie d’artiste de Xanti Schawinsky; si ses créations les plus avant-gardistes sont aussi les plus tardives, c’est dans tout le spectre des disciplines artistiques – et, dans les arts plastiques, la pluralité des techniques – qui l’intéresse dès ses débuts. Parallèlement à ses créations théâtrales, un très joli Horizont (1925) mélange peinture, photographie, collage et architecture, avec l’obsession de la forme propre à ses «années Bauhaus». Avec les séries de dessins Motto (1925) et, surtout, Spectodrama (1925), il touche déjà au design – voire à la mode, avec un œil presque surréaliste.
À Milan, où il s’installe en 1933 à la fermeture du Bauhaus par les nazis, il contribue au renouveau du visuel publicitaire italien, en créant notamment des typographies devenues célèbres. Auprès du studio Boggeri, ses clients ont pour nom Motta, Cinzano, Olivetti, Illy, San Pellegrino ou Fernet-Branca.
Placée l’air de rien parmi les plus éclatants exemples des créations visuelles de ses années italiennes, la couverture d’un supplément du Popolo d’Italia, journal fondé par Benito Mussolini; on ne saura jamais non plus dans quelles conditions l’illustration, forcément infectée par les codes graphiques du régime, a été confiée à Schawinsky, de même que le portrait du «Duce» à l’intérieur de la revue.
D’ascendance juive polonaise, l’artiste, qui avait fui l’Allemagne pour l’Italie, quittera la Botte en 1936 – les premières lois antisémites y seront promulguées l’année suivante –, lors du rapprochement entre Mussolini et Hitler. Destination les États-Unis, où il travaillera encore comme designer pendant la guerre… pour l’armée américaine.
Création et théorie
Invité à enseigner au Black Mountain College, école expérimentale d’art située en Caroline du Nord, il poursuit dès 1936 son travail scénique aux «States», qu’il accompagne par des photographies et d’autres œuvres picturales créées sur les cendres du Bauhaus. Il reprend par exemple la série Spectorama, qui convoque à la fin des années 1930 la peinture, la photo et, donc, le théâtre, en défendant notamment l’idée d’un «théâtre total».
L’œuvre séminale du parcours de Schawinsky, dessinée il y a pile cent ans, questionne déjà le rapport entre l’homme et la machine (un danseur de claquettes fait face à une «machine à danser les claquettes»). Dans d’autres circonstances, il continuera d’explorer le sujet – dans ses Faces of War (1940-1942), qui reprennent le langage visuel de ses pubs, il crée des formes humanoïdes à partir d’instruments de mort.
Schawinsky, qui «a toujours accompagné sa création de textes théoriques», arrivera au bout de cette longue réflexion dès les années 1950, en abandonnant l’idée du pinceau comme principal outil de travail et en devenant lui-même cet «homme-machine» organique au service de l’art.
La deuxième galerie, qui explore à partir de 1949 ses œuvres «processuelles» et, finalement, performatives, offre le clou du spectacle. La forme l’intéresse, toujours la forme, surtout celles impossibles à capturer. Ses Smoke Paintings (1964), réalisés en fixant de la fumée de cigarette sur des panneaux de fibres de bois, sont un exemple de peinture sans peinture; ses Eclipses (1961-1962), créées à partir de papier chiffonné et d’aérographes; ses Sphere Paintings (1967-1979), de magnifiques œuvres en trois dimensions, modulables d’un simple regard.
Mais aussi des Dance Paintings (1957-1958), dont témoigne une photo de l’artiste en train d’esquisser des pas sur sa toile, les chaussures enduites de peinture, ou les monumentaux Track Paintings de la même époque, qui consistaient à détériorer la toile en lui roulant dessus avec sa voiture. Des travaux définitifs pour cet artiste «total» et illustre méconnu.