Elle expose pour la première en solo au Luxembourg avec ses nus féminins, tordus et gracieux à la fois. L’Américaine Ana Karkar ramène aux vieux films érotiques et horrifiques des années 1970, qu’elle rejoue façon Schiele. Découverte.
Parmi les douze toiles colorées exposées chez Nosbaum Reding, sur lesquelles les corps se mélangent et s’essoufflent, il y en a une, plus petite et discrète, qui passe presque inaperçue. C’est pourtant la «pièce maîtresse» de la réunion. À défaut de sensualité, cette peinture, intitulée Acid Orgasm, explique comment fonctionne Ana Karkar, Californienne de 36 ans, dans sa pratique artistique. Quand on s’y approche, les souvenirs remontent et les traits deviennent familiers. Ce visage, qui semble se désintégrer dans une jouissance extrême, est en réalité celui du chef nazi dans les aventures d’Indiana Jones (Les Aventuriers de l’arche perdue, 1981).
Contrairement au film de Steven Spielberg où il fond comme une bougie pour avoir voulu s’emparer de la relique, ici, il succombe au plaisir fugace, la «petite mort» comme on dit, avouons-le bien plus agréable. Comme lui, devant ces toiles où la nudité s’exprime avec liberté et plaisir partagé, on a l’impression d’écouter aux portes, ou de regarder par le trou de la serrure. Il n’y a pourtant rien de salace, ni de déplacé sur les murs. Bien au contraire : la seule provocation que reconnaît l’artiste, c’est celle d’inciter le spectateur à se laisser aller devant ses compositions subjectives. «Casser» les cases et les grilles de lecture, comme elle dit. Quitte à choquer les gens, sûrement ceux «qui sont le plus obtus».
Une admiration pour Stanley Kubrick et Dario Argento
Ayant grandi aux États-Unis, les yeux rivés sur l’écran, Ana Karkar assume, revendique même, l’impact qu’ont eu le cinéma et la télévision sur son travail. Avec une préférence pour l’érotique et l’horrifique. Une sensibilité qui tient à différents facteurs : son lieu de naissance, d’abord, dans un San Francisco post-«Summer of Love» où les conséquences de l’hédonisme sont encore plus évidentes. «C’était une ville où tous les gens excentriques échouaient, raconte-t-elle. Une véritable Mecque du psychédélisme, multiculturelle et multigenre.» Une époque, ensuite, en équilibre entre les années 1970-80, où l’on retrouve des films «où le rapport entre genres était plus complexe, et surtout égalitaire», lâche-t-elle.
Si elle s’est déjà appropriée d’autres icônes du 7e art, à l’instar d’Alien ou de Carrie, avec la figure pleine de sang de l’actrice Sissy Spacek – «les gens pensaient que c’était l’interprétation d’une peinture médiévale!» – et qu’elle voue une admiration pour des réalisateurs comme Stanley Kubrick, Brian De Palma et Dario Argento, c’est vers les corps féminins qu’elle se tourne, pour une raison assez simple d’ailleurs : «C’est celui que j’ai!». Le point de départ reste cela dit le même : partir d’images inscrites dans la conscience collective, pour faire de ces photos «objectives», glanées sur la toile, des peintures «subjectives». Un «nouveau langage» d’autant plus nécessaire, selon elle, à l’heure du tout numérique : «Avec internet, on a tous à disposition les mêmes images!».
Des gens me disent « mais on voit rien! » Ils n’ont qu’à aller sur internet!
Oui, d’une certaine façon, ses œuvres tentent de ramener le corps dans un espace tangible, à l’ère de la dématérialisation à tout crin. Mais pas n’importe comment. Précision : «Pour moi, la forme féminine est complexe, instable. Je m’efforce de lui rendre justice!». Sur la toile, ses coups de pinceau dessinent alors des formes ondulantes, des lignes sinueuses animées d’un courant électrique. Avec Ana Karkar, le sexe (seule, à deux, à trois) devient psychédélique et les organes génitaux fantomatiques. Comme s’ils émergeaient d’une VHS défectueuse ou naviguaient sur les ondes d’une télévision cathodique. Mieux encore, qu’ils passaient par les glaces déformantes d’une fête foraine. «J’aime brouiller les pistes», précise-t-elle en parlant de ces corps qui, dans un plaisir fusionnel, ne font qu’un.
Au milieu des entrelacements charnels et des courbures, la femme, elle, s’émancipe du regard masculin et du poids actuel du féminisme. «Elle n’est pas victime. Elle est dans son élément, trouve son plaisir… Oui, c’est une forme de pouvoir!», lâche Ana Karkar, dont les traits, tout en distorsion, rappellent ceux d’Egon Schiele et, par extension, ceux de l’école viennoise. «J’ai toujours adoré son travail! Plus jeune, je reprenais ses dessins, encore et encore. Ils vibrent, débordent de sentiments.»
Ce qui l’est plus, selon elle, c’est qu’au XXIe siècle, des gens bloquent encore sur «leur sexualité», s’emportent devant une œuvre d’art – comme l’arbre de Noël «ambigu» à Paris de Paul McCarthy, artiste qu’elle va retrouver la semaine prochaine en Californie pour la préparation d’une exposition – ou qui questionnent les siennes qui, rappelons-le, ne sont pas faites pour s’exciter… «Certaines personnes m’ont dit « mais on voit rien!« ». Comme le dit Ana Karkar, ils n’ont qu’à faire comme elle : «aller sur internet!».
Ana Karkar – «Villains Vault» Galerie Nosbaum Reding – Luxembourg. Jusqu’au 4 mars.