L’artiste belgo-luxembourgeoise Aline Bouvy investit le Casino Luxembourg avec «Hot Flashes», étrange retour en enfance sous le signe du dysfonctionnement et des normes à défier, avec beaucoup d’humour.
Il semblerait logique de synthétiser «Hot Flashes», la nouvelle exposition d’Aline Bouvy, en la réduisant à son œuvre phare : une sculpture en résine représentant E.T., le célèbre petit personnage du film éponyme de Steven Spielberg. De loin, l’œuvre ressemble en tous points au gentil alien devenu une figure incontournable de la pop culture; de près, on se rend compte que dans la sculpture cohabitent deux corps : celui d’E.T., donc, et celui de l’artiste elle-même, qui assume la taille «réelle» du héros de cinéma à la petite stature et au corps fripé, rabougri et par endroits disproportionné. «E.T. est une figure importante de ma psyché», atteste Aline Bouvy, dont le travail s’inscrit depuis 25 ans dans une grande continuité (pour une autre œuvre, l’année dernière, elle avait réalisé un scan 3D de son corps, ici réinterprété sous une autre forme, donc).
L’enfant est une minorité à laquelle nous avons tous appartenu
Évocation de l’enfance comme période essentielle de la construction sociale de l’individu – en y allant, de manière plus frontale, sur la «relation fusionnelle» que l’extraterrestre tisse avec son jeune ami humain, Elliott –, du «rapport à l’autre» et du «conditionnement au regard extérieur», jeu d’échelles, dialogue avec l’art et la culture populaire, et une bonne dose d’humour : à elle seule, l’œuvre est traversée par les grandes idées contenues dans l’exposition et, par extension, à tout un pan du travail de cette figure majeure de l’art contemporain au Luxembourg, par ailleurs choisie pour représenter le pays à la Biennale d’art de Venise en 2026. Pour elle, la création d’une exposition repose sur un «scénario»; comme pour un film qui aurait son climax ou sa séquence marquante, «Hot Flashes» a son œuvre essentielle. Comme pour un grand film (par exemple, E.T.) dont chaque scène, chaque ligne de dialogue étaye le propos global et les thèmes évoqués, Aline Bouvy s’amuse à tordre son scénario, à multiplier les échos d’une œuvre-scène à l’autre, à oser surprendre, et à se surprendre à oser.
Associations d’idées
Il en va ainsi, sur ces deux derniers points, de la grande fresque qui ouvre l’exposition, inspirée du travail de l’Américaine Julie Becker (1972-2016), connue pour ses œuvres en miniature. Aline Bouvy assume la dimension opposée, avec sa galerie de personnages placardée en géant sur les murs du Casino : poupées, ballerine de boîte à bijoux, animaux en peluche et diable en boîte, c’est tout un inventaire des classiques des jouets d’enfants qu’a peint l’artiste, comme représentants d’un «monde psychologique parallèle» aux «accents macabres», choisis pour refléter cette «notion abstraite de l’enfance» inspirée par et théorisée dans le livre de l’universitaire américain Lee Edelman au titre sans équivoque : No Future.
Le Casino devait être l’endroit parfait pour évoquer l’enfance puisque, bien que née et vivant principalement en Belgique, Aline Bouvy a grandi essentiellement au Luxembourg. La fresque, outre faire renouer la plasticienne avec un geste perdu («J’ai beaucoup apprécié peindre car c’est quelque chose que je ne fais pas», dit-elle), colle à l’idée du terrain de jeu artistique – l’artiste indique s’être inspirée, pour cette exposition, des parcs d’attractions – qui cache une vision du monde beaucoup plus «urgente», «brûlante» même, si l’on se réfère au titre. Et qui tiendrait en une seule de ses phrases, qu’il ferait bon de méditer : «L’enfant est une minorité à laquelle nous avons tous appartenu.»
Malgré tout, Aline Bouvy insiste sur «l’importance du jeu, de l’humour, de la dérision et de la multiplication des significations» dans son travail. Cela saute aux yeux dans certaines de ses pièces : les hamburgers gros format servant de théâtre à des scènes miniatures et peu reluisantes autour de la société de consommation et de la condition féminine, seules pièces préexistantes de l’exposition mais qui ferment la boucle ouverte avec la fresque inaugurale; l’installation La Fame, entre «cuisine hallucinée» et «mini monde», initialement conçue comme «un parcours qui pouvait être exploré par des personnes de petite taille», revient elle aussi, à travers les nombreux modules qui lui donnent sa forme finale, à l’espace domestique et au diktat patriarcal. Autant de pièces, en apparence simples à appréhender mais aux niveaux de lecture multiples, qui illustrent la philosophie créative de l’artiste, basée sur «l’association d’idées» : «Dans mon travail, les liens se font de façon affective, politique, sociale, humoristique, mais aussi hormonale, chimique», analyse Aline Bouvy.
Ainsi, on en vient à la pièce centrale de l’exposition, cette structure qui fut d’abord «un tracé» en vue de la préparation de l’exposition, et sa «première décision» : Wall, un «mur-miroir» que l’on peut admirer de chaque côté, pour découvrir que les miroirs sont en fait sans tain. Et – surprise – si «E.T. Bouvy» se reflète du côté miroir (le plus spacieux), l’autre côté révèle une autre statue de l’extraterrestre en version reflet, qui (se) voit sans être vue. Encore de quoi disserter sur le rapport à l’autre, mais qui ne serait jamais aussi explicite que le nom de la fameuse (double) œuvre : E.T. The Excremential.
Une façon de détourner cet article de la revue de cinéma Positif qui avait descendu le film en 1982 («le film est une reproduction de la défécation enfantine»), qui comparait le petit alien à «un paquet de matière fécale». De la même manière, Aline Bouvy joue sur une «réplique importante» du film de Spielberg, lorsque les enfants se demandent où est la fameuse «maison» qu’E.T. cherche à retrouver : «– He’s from Uranus! – Your anus?!» Et ainsi de suite sur le rapport au corps, idée centrale à la pièce et à l’œuvre de l’artiste, et aux jeux de mots et autres types de détournements. La richesse de son travail a de quoi forcer le respect – même de ceux qui restent persuadés que l’art contemporain, c’est de la merde.
Jusqu’au 12 octobre.
Casino – Luxembourg.