Au Mudam, l’exposition «Time & the Tiger» propose une plongée dense et immersive dans l’univers de l’artiste vidéo singapourien Ho Tzu Nyen.
«Qu’est-ce qui constitue l’unité de l’Asie du Sud-Est – une région qui n’a jamais été unifiée ni par la langue, ni par la religion, ni par le pouvoir politique ?», s’est interrogé Ho Tzu Nyen avant de développer, à partir de 2012, le Critical Dictionary of Southeast Asia, soit une base de données collectant vidéos, sons et textes liés à cette zone du globe.
Aujourd’hui âgé de 49 ans, l’artiste singapourien, vidéaste, créateur d’installations par ordinateur et d’œuvres en réalité virtuelle, installe à l’intérieur du Mudam une exposition d’envergure témoignant de la persistance – et de la pertinence – de cette question dans son art.
Fruit d’une collaboration entre le Singapore Art Museum, l’Art Sonje Center à Séoul, le Hessel Museum of Art, près de New York, le Mudam et la Hamburger Kunsthalle, l’exposition «Time & the Tiger» nous fait emprunter une multitude de trajectoires dans lesquelles se conjuguent les mythes, les récits, les images et les vies, pour une réflexion tant sensorielle qu’imposante sur le temps et l’histoire.
Au départ – de son travail – étaient le temps… et le tigre, nous dit l’artiste. Deux motifs, deux symboles à l’aura cosmique, qui nourrissent son imaginaire. Mieux : «le temps lui-même» est, selon lui, «le véritable médium avec lequel (il) travaille». «Après tout, on pourrait dire que les images en mouvement (…) ne sont que des tentatives de donner forme au temps.»
Un humour étonnant
Chez Ho Tzu Nyen, tout défile aléatoirement, recommence, s’accélère, ralentit, circule d’un écran à un autre. C’est ce qui caractérise ses cinq installations, dont deux ont été réalisées spécialement pour l’exposition. T for Time et T for Time : Timepieces (2023-en cours) collectionnent ainsi, pour l’un, les récits – d’anecdotes du quotidien recueillies auprès des proches de l’artiste aux explications de la notion de temps par la physique quantique, en passant par la considération philosophique du temps, le tout traduit en séquences animées –, pour l’autre, les images du temps.
Cette deuxième œuvre immersive, une installation vidéo formée de 42 écrans – en écho à autant de séquences autour desquelles s’articule T for Time –, est à voir comme une réduction des grandes idées qui traversent le film principal, limitées à une unique image-symbole. Un cœur qui bat, une route qui défile dans le reflet d’un casque de moto, une double horloge donnant l’heure véritable avant de lentement se désynchroniser, un pendule…
Les idées et conceptions du temps vont jusqu’à prendre des sens décalés, par exemple dans la vue du dessus d’une tasse à café qu’une cuillère vient juste de remuer, dans l’évocation de la mort en forme de terrible révélation finale de Psycho (Alfred Hitchcock, 1960) ou dans la vibration d’un gong.
En prenant le temps pour matière, Ho Tzu Nyen active ces boucles d’images animées – selon une durée qui peut aller d’une seconde à des cycles calés sur la révolution des planètes du système solaire – avec un humour étonnant, entre l’image de Sisyphe poussant son rocher ou le minuteur d’une bombe qui sera désamorcée trop tard, mais qui, au lieu d’exploser, voit son compte à rebours relancé et la vidéo redémarrer.
Chacun a droit à une visite unique
Selon Ho Tzu Nyen, le tigre, motif récurrent depuis le début de son travail d’artiste, incarne à lui seul toute une «cosmologie» : présent en Asie depuis deux millions d’années, le félin joue un grand rôle dans les cultures ancestrales, où il fait le lien entre le monde des vivants et celui des esprits.
Mais il suffit d’une seule illustration, datée du XIXe siècle, pour laisser entendre ce pan d’histoire que raconte aussi l’animal : l’image de l’architecte irlandais George D. Coleman dans la jungle singapourienne, à l’époque de la colonisation, surpris par une attaque de tigre. Avec la superbe installation One or Several Tigers (2017), qui mélange animation numérique et «wayang kulit» – une forme de théâtre d’ombres indonésien –, Ho Tzu Nyen réinvente la rencontre, par projections interposées, de Coleman et du tigre, dans un duo chanté plein de poésie mélancolique, et fait s’entrechoquer rationalité et spiritualité, esprit de conquête et force sauvage.
Avec les œuvres qui composent l’exposition «Time & the Tiger», l’artiste joue sur la polyphonie des images, des sons et des morceaux d’histoire pour évoquer toute la complexité sous-jacente à une identité du sud-est asiatique. Ho Tzu Nyen lui-même se pose en étranger avec Hotel Aporia (2019), une installation conçue à l’origine pour être présentée dans une auberge traditionnelle japonaise.
Ici, la voix de l’artiste dialogue avec ses interlocuteurs pour raconter la trajectoire de Japonais et leur position face à l’impérialisme durant la Seconde Guerre mondiale, tout en citant la mise en scène des films du maître du cinéma japonais Yasujiro Ozu et en s’en inspirant.
Une manière de garder ouverte sa constellation de récits et d’assumer, notamment par l’usage des algorithmes, qui rend la visite d’œuvres comme T for Time ou CDOSEA (2017-en cours, une déclinaison en installation de son dictionnaire) unique pour chaque visiteur, que «l’unité de l’Asie du Sud-Est» n’existe que par sa nature polymorphe et insaisissable.
Jusqu’au 24 août.