Depuis la première édition de l’Eurovision, qu’elle a accueilli, la Suisse est un acteur incontournable du concours, avec une histoire faite de bas, de hauts et de curiosités.
Le jeudi 24 mai 1956, à Lugano, se tient le premier Grand prix Eurovision de la chanson européenne, un concours inspiré du festival italien de Sanremo et organisé par sept des 23 pays formant l’European Broadcasting Company (EBU) : la France, le Luxembourg, l’Allemagne de l’Ouest, l’Italie, les Pays-Bas, la Belgique et le pays hôte. L’évènement est retransmis à la radio partout ailleurs sur le continent et le mode de fonctionnement de ce coup d’essai reste un cas unique dans l’histoire du concours : chaque pays a proposé deux chansons et envoyé deux représentants dans le jury décernant les points. Le public de chaque pays était, lui, autorisé à voter pour ses propres candidats – ce que l’organisation interdira dès l’année suivante.
Soixante-huit éditions plus tard, retour au bercail : «Welcome home», peut-on lire en effet un peu partout à Bâle. Sans rien enlever de l’effervescence qui a gagné le pays – surtout depuis son retour en force en 2021 et la victoire de Nemo en 2024, les chiffres racontent une histoire plus mitigée. Oui, la Suisse est l’un des pays les plus présents à l’Eurovision (65 participations), et aussi l’un des mieux classés, en ayant fini 29 fois dans le top 10 final et fort de trois victoires. Mais a aussi fini par neuf fois à la dernière place, dont à quatre reprises avec 0 point (seule la Norvège a fait pire), ce qui lui vaudra d’être autant de fois recalé du concours. Depuis l’instauration des demi-finales en 2004, la Suisse est aussi l’un des pays le moins souvent présents en finale, avec seulement neuf participations. Mais cet État fédéral aux quatre langues officielles s’est aussi fait remarquer pour des excentricités qui revendiquent une identité nationale complexe, entre changement de langues, yodel et tirs à l’arbalète. Retour sur une histoire tumultueuse.
Lys Assia, 1956-1958
En 2012, une dame de 88 ans tente de se présenter aux présélections suisses de l’Eurovision, sans succès. Il s’agit de Lys Assia, la toute première candidate helvète du concours. Qui remporte l’édition inaugurale avec Refrain, l’une des deux chansons qu’elle interprète sur la scène du Teatro Kursaal de Lugano. Mis à part sa première place, aucun autre résultat n’a été communiqué dans le détail, ce qui a donné lieu à toutes sortes d’accusations, du favoritisme au trucage pur et simple. Et il se pourrait que le Luxembourg ait joué un rôle dans cette histoire : en effet, le Grand-Duché fut le seul pays participant à ne pas avoir envoyé de jurés au concours… pour raisons financières, mandatant pour son compte les jurés suisses (on croirait une blague). Complot ou pas, le mystère persiste. Lys Assia, elle, a de nouveau porté les couleurs de son pays lors des deux éditions suivantes, classée 8e sur 10 en 1957 et remontant sur le podium en 1958 (2e).
Anita Traversi, 1964
Première défaite cuisante pour la Suisse, qui finit dernière avec 0 point. Anita Traversi interprète I miei pensieri, chanson jazz sans véritable originalité et un brin mollassonne. Cette année-là, c’est l’Italienne Gigliola Cinquetti qui remporte le concours avec Non ho l’età, pas beaucoup plus remuante, mais qui témoigne d’une nouvelle scène musicale naissante dans la péninsule. En bas de tableau, la Suisse a de la compagnie : l’Allemagne, le Portugal et la Yougoslavie font aussi bien (ou mauvais) qu’elle.
Henri Dès, 1970
En 1970, le Vaudois Henri Dès n’est pas encore la star de la chanson pour enfants que l’on connaît aujourd’hui, et lui-même ne pensait sans doute pas le devenir à l’époque. Du moins faut-il en croire les paroles gentiment polissonnes de Retour : dans cette chanson, il repense aux nombreuses amourettes de vacances qu’il a collectionnées en Italie. Et défend à Amsterdam un classement plus que correct sur un air trépidant (4e sur 12).
Patrick Juvet, 1973
Dans Je vais me marier Marie, la future icône suisse du disco lâche toutes ses ex et tente une nouvelle expérience amoureuse : se caser pour de bon. La chanson, guillerette et pleine d’ironie, n’aura pas le succès de La Musica, sortie l’année précédente, et se classera dans le dernier tiers du tableau final lors de cette 18e édition qui s’est tenue au Luxembourg, loin devant… le Grand-Duché, qui remporte à nouveau cette édition avec Anne-Marie David. Trois ans plus tard, Juvet, qui a laissé l’Eurovision derrière lui, chantera l’air funk-psyché injustement méconnu Papa s’pique et maman s’shoote et, en 1977, fait un carton en demandant Où sont les femmes. Si l’on s’en tient strictement aux titres, on croirait un triptyque.
Pepe Lienhard Band, 1977
Du cor des Alpes, du yodel, de la flûte piccolo, des paroles en allemand, un rythme aux influences rock’n’roll et un groupe tout en habits traditionnels : peut-on faire plus suisse que Pepe Lienhard? Swiss Lady, qu’il interprète à Londres l’année où Marie Myriam fait gagner la France, n’est pas qu’un sommet de kitsch : c’est un vrai plaisir coupable, auquel on espère que la finale de samedi saura rendre hommage. Après tout, une sixième place (sur 17 candidats), ce n’est pas si mal pour un tel ovni.
Peter, Sue & Marc, 1981
C’est le groupe de (presque) tous les records : en 1981, Peter, Sue & Marc apparaît pour la quatrième et dernière fois en finale. Après avoir chanté en français (Dublin 1971), anglais (La Haye 1976) et allemand (Jérusalem 1979), c’est en italien qu’ils interprètent la ballade de rupture amoureuse Io senza te, qui leur vaudra la 4e place (comme Djambo Djambo cinq ans plus tôt). Non content de cumuler un record de tentatives de participation au concours (neuf fois jusqu’en 1989), Peter Reber, tête pensante du trio, écrira aussi des chansons pour d’autres candidats suisses à l’épreuve.
Céline Dion, 1988
Cette semaine, tout le petit monde de l’Eurovision est suspendu à une question : Céline Dion viendra-t-elle samedi interpréter Ne partez pas sans moi, deuxième victoire suisse au concours? Rien ne fuite du côté de Bâle. En attendant, on se remémore un instant de légende à Dublin. En fin de soirée, le Britannique Scott Fitzgerald, en tête du classement provisoire, jubile déjà. Il ne reste plus qu’un vote : la Yougoslavie n’accorde aucun point au Royaume-Uni et six à la Suisse, qui lui passe devant de justesse. Ce tout petit point veut dire beaucoup, puisque le trophée ouvrira la Canadienne au succès mondial qu’on lui connaît depuis. Mais en parallèle du triomphe, l’origine de la chanteuse questionne, et sera discutée jusque dans le Parlement suisse. Adolf Ogi, qui deviendra bientôt le président de la Confédération, n’en aura cure, lançant à un conseiller critique : «La chanson suisse (…) n’est pas si étrangère à la Suisse que cela. Elle a été interprétée par une Canadienne (…) Mais Céline Dion a fait du bon travail, sinon la chanson suisse n’aurait pas gagné», défendra-t-il, déclenchant l’hilarité des parlementaires. Quant à la diva, il faut noter qu’elle fut la dernière gagnante à avoir chanté en français.
Furbaz, 1989
L’Eurovision revient pour la première fois en Suisse depuis sa création. Et veut en mettre plein les yeux en concoctant un show tout neuf, sans inviter aucun ancien participant – à l’exception notable de Céline Dion –, une première depuis 1970. C’est aussi à Lausanne que concourent les deux plus jeunes participants de l’ESC, l’Israélien Gili (12 ans), et la Belge Nathalie Pâque (11 ans), qui représente la France. Leur présence controversée forcera l’ESC à revoir ses règles dès l’année suivante. En revanche, le concours n’a eu aucun problème à mettre sur pied un entracte périlleux : un hommage à Guillaume Tell, héros helvète, par un artiste de cirque qui, pour son dernier tour de tir à l’arbalète, manquera de peu la pomme… et, donc, la tête. L’effrayante tentative ratée restera inédite à la télé, les nouvelles techniques de retransmission permettant un léger différé, qui laissera le temps à l’organisation de diffuser à la place la version réussie en répétition.
Arrivé deuxième aux préqualifications derrière la Québécoise l’année précédente, c’est le groupe Furbaz qui a l’honneur de représenter la Suisse à domicile. Le groupe vocal d’expression romanche chante Viver senza tei, la seule chanson interprétée dans la quatrième langue suisse dans l’histoire de l’Eurovision. Leur seul acte remarquable, puisque la chanson fait un score moyen et l’année suivante, le groupe se sépare. La Suisse ne le sait pas encore, mais c’est pour elle le début d’une traversée du désert de pratiquement 30 ans, où elle collectionnera année après année (exception faite d’une 5e place en 1991 et d’une 3e en 1993) les places en bas de tableau à l’Eurovision, dont un solde nul (Birmingham 1988) et quatre éliminations d’office pour cause de trop mauvais résultats à l’édition précédente. Dur.
Anna Rossinelli, 2011
Elle reste dans l’histoire récente comme la dernière perdante suisse du concours. C’est qu’en 2011, la folk-pop n’est plus à la mode depuis quelques années, mais c’est dans cette veine que se place Anna Rossinelli avec In Love for a While, une chanson qui donne l’impression d’avoir déjà été entendue mille fois dans la bouche d’autres artistes, en mieux. Elle repartira de Düsseldorf avec un zéro pointé, le quatrième et pour l’instant dernier de l’histoire de la Suisse à l’évènement.
Gjon’s Tears, 2021
Élu pour représenter la Suisse à l’édition 2020, Gjon Muhamerraj, alias Gjon’s Tears, devra attendre l’année suivante et des conditions sanitaires favorables à la tenue du concours en pleine pandémie. Une voix parfaitement cristalline qui couvre quelques octaves, une instrumentation planante à laquelle correspond sa mise en scène minimaliste et un storytelling poétique en langue française : à Rotterdam, Tout l’univers se classe troisième derrière les Italiens de Måneskin, vainqueurs, et leur dauphine française, Barbara Pravi. Du haut de ses 22 ans, le garçon assure un retour en force de son pays à l’Eurovision, au point qu’à Bâle, où on le voit flâner un peu partout cette semaine, il continue de faire tourner les têtes.
Nemo, 2024
Cette année, l’Autrichien JJ est l’un des grands favoris : on doit sa hype à Nemo, l’artiste non binaire actuel tenant du titre, qui a marqué les esprits avec sa prestation ébouriffante, entre chant lyrique et rap au débit mitraillette. The Code est un ovni, du jamais entendu dans l’histoire du concours, et même en dehors. La Luxembourgeoise Laura Thorn saura-t-elle se hisser à sa hauteur?