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Et si le Luxembourg n’avait jamais cessé d’être en crise du logement ?


Pour l’économiste de la Fondation Idea, le Luxembourg est en «permacrise» du logement depuis bien longtemps.

Alors que la (les) crise(s) du logement s’enlise(nt) au Luxembourg, l’économiste Michel-Edouard Ruben en retrace les origines et questionne les solutions possibles.

Les prix flambent, les chantiers ralentissent, les jeunes s’exilent… La crise du logement semble plus aiguë que jamais au Luxembourg. Pourtant, pour l’économiste de la Fondation Idea Michel-Édouard Ruben, ce n’est pas une crise passagère, mais bien un phénomène inscrit dans l’histoire du pays : une «permacrise» selon lui, qui va surtout demander des adaptations.

Il en décrypte les ressorts, les erreurs (ou pas!) du passé et les solutions possibles pour éviter que le rêve de disposer d’un toit au Grand-Duché ne devienne un luxe réservé à une certaine élite.

En 2002, Jean-Claude Juncker faisait référence à la situation immobilière du Luxembourg en ces termes : « Des prix fous pour des gens normaux. » Il semblerait que 23 ans plus tard, ce soit toujours un peu le cas, non?

Michel-Édouard Ruben : Vous savez, la Société nationale des habitations à bon marché (SNHBM) a été fondée en 1919. Ça veut dire que, déjà à l’époque, on considérait qu’il y avait des logements qui n’étaient pas à bon marché.

Et la première grande loi qui a permis la création de la SNHBM, justement, elle remonte à 1906! Au regard de ces éléments, on peut dire que, d’une certaine façon, le Luxembourg est en « permacrise«  du logement. Donc, oui, on y est toujours et on n’est pas près d’en sortir.

Mais si vous regardez les prix de l’époque, ce n’est rien comparé à aujourd’hui. La crise n’a pas toujours été là de manière aussi violente.

Vous ne pensez pas qu’on puisse la résoudre un jour?

Non, la résoudre, certainement pas. Il faut surtout prendre conscience ici que nous ne parlons pas d’une seule crise. La problématique du logement est multiple au Luxembourg. Il y a la crise historique, que nous évoquions déjà dans les années 2010, notamment en lien avec l’accès à la propriété.

Mais il y a aussi la crise de la construction, qui se traduit par un nombre de volumes et d’emplois en baisse dans le secteur ces dernières années. En 2018-2019, par exemple, tout le monde se plaignait de « pénurie de main-d’œuvre« . Aujourd’hui, c’est plutôt une « perte.«  Ça a changé.

Et il y a également une crise pour les locataires, qui devient de plus en plus aiguë. Donc, résoudre tout cela, je ne pense pas que cela se fasse, parce que ça voudrait dire trouver des solutions à tous ces problèmes.

Non, ces questions vont simplement se poser différemment. Nous parlions de crise de logement il y a 10, 20, 30 ans déjà, mais pas comme aujourd’hui. Tout évolue.

Vous avez choqué beaucoup de monde il y a quelques années en affirmant que la politique du logement était un succès dans le pays. Vous maintenez toujours ce discours?

Oui, bien sûr (rire). Je sais que beaucoup de personnes n’ont pas vraiment compris ce que je voulais dire. Mais c’est très simple : la politique du logement de l’époque, c’était de faire du Luxembourg une démocratie de propriétaires.

Et nous le voyons dans les chiffres, ça a fonctionné : le taux de propriétaires est passé de 50 % dans les années 70 à plus de 70 % quand la démographie a explosé. Donc, c’est un succès. Tout était axé autour de ça, et je ne pense pas que ce soit une mauvaise chose.

Cela a permis à des gens de se constituer un patrimoine et, dans un futur proche ou lointain, cela peut devenir un élément utile, notamment dans le contexte de financement des pensions. Arriver à la retraite en étant propriétaire, ce n’est pas la même chose qu’en étant locataire.

Et cela a sans doute permis un ancrage et un attachement au pays aussi. Mais il est vrai qu’aujourd’hui, c’est plus compliqué pour les nouveaux ménages d’accéder à la propriété. Ceux qui ont investi avant ont eu de la chance. Ils ont su investir au bon moment, ils ont saisi l’opportunité.

Justement, est-ce que la jeune génération est condamnée à rester locataire, selon vous?

Non, je ne pense pas. Je pense surtout que la façon de vivre a évolué avec le temps. Si nous regardons quels étaient les facteurs de « sortie de la jeunesse », il y avait le permis de conduire, partir de chez ses parents, devenir propriétaire, fonder une famille, etc. Tous ces marqueurs se sont décalés avec le temps.

Aujourd’hui, l’accès à la propriété se fait autour de la trentaine, si nous nous référons à la dernière étude de l’Observatoire de l’habitat. Et souvent, grâce au soutien financier d’un tiers. Mais une autre donnée est intéressante ici : c’est que, d’un côté, le Luxembourg devient de plus en plus cher, et de l’autre, la démographie change.

Il y a davantage de jeunes qui viennent de pays extra-européens, beaucoup plus pauvres que le Grand-Duché. Donc, le parcours sera beaucoup plus compliqué pour eux, d’autant que les modes de vie ont changé. Il va falloir, peut-être, que l’offre s’adapte rapidement.

Il y a notamment un gros boom des chambres meublées ou encore des colocations, parce que beaucoup de jeunes sont seuls. Ce ne serait pas idiot de proposer des offres à la propriété plus petites, de 25, 30 m2, plutôt que les appartements mis sur le marché de 70, 75 m2. Cela revient à adapter l’offre aux nouveaux modes de vie.

En misant sur la propriété, le gouvernement a délaissé une grande partie du locatif : est-ce une erreur?

Non, c’était la chose à faire. Des gens se sont enrichis ici, en investissant dans le patrimoine. Ils vont pouvoir aider leurs enfants, épargner et, le jour venu, leurs enfants hériteront de cet argent et vont pouvoir investir à leur tour. C’est une bonne chose.

Maintenant, la particularité du Luxembourg, c’est qu’il y a beaucoup de nouveaux entrants qui n’ont pas de parents déjà propriétaires ici. Donc, nous avons un problème arithmétique. La fraction de gens qui peut acheter s’amenuise. Il y a vraiment une crise d’accès à la propriété, mais il faut que les gens se logent quand même. C’est là qu’on passe à la location.

Mais n’oublions pas : à chaque locataire, il faut un bailleur. Donc, il faudra continuer à avoir des propriétaires, des multipropriétaires même. Pour acheter et mettre des logements à la disposition des locataires.

Près de 22 000 Luxembourgeois ont quitté le pays ces cinq dernières années, selon le ministère des Affaires étrangères. Beaucoup se sont installés juste de l’autre côté de la frontière, en devenant frontaliers. Vous comprenez ce choix?

Je pense que l’expatriation vers la Grande Région est une bonne affaire. D’un point de vue du patrimonial, parce que les gens sont devenus propriétaires de l’autre côté, plutôt que de rester locataires ici. Et puis, s’ils le font, c’est qu’ils y trouvent leur compte, tout simplement!

En réalité, je pense que beaucoup de gens qui partent auraient pu devenir propriétaires au Luxembourg. C’est un calcul à faire. Mais on voit, malheureusement, que la classe moyenne aussi s’en va. Et ça, c’est un grand danger.

Parce que ces gens ont la capacité d’acheter des VEFA qui ne se vendent pas ici. Mais ils préfèrent, à juste titre, acheter une maison de 150 m2 plutôt qu’un 80 m2 pour un million d’euros.

Pourquoi les communes luxembourgeoises n’ont-elles pas été plus proactives dans la constitution de réserves foncières il y a 20-30 ans?

C’est surprenant. Je suis aussi surpris que vous. Je ne sais pas pourquoi elles ne l’ont pas fait, mais il me semble que le secteur privé, les grandes entreprises, ont eu une vision. Elles ont osé, elles ont pris des risques.

Si vous regardez la Note 32 de l’Observatoire de l’habitat, vous verrez tous les noms des entreprises qui possèdent le foncier, les terrains au Luxembourg. Et si vous regardez plus attentivement, vous verrez que ce sont des compagnies plutôt jeunes, créées en 1989, 2006, 1991, etc.

J’imagine que ces entreprises-là ont eu une vision que les communes n’ont pas eue. Elles ont pris des risques, ont cru dans le développement du pays. Et ça a payé.

Les crises du logement peuvent-elles finir par freiner la croissance économique du pays?

Oui, nous le voyons déjà. Le modèle luxembourgeois est très consommateur de main-d’œuvre. Mais les gens qui viennent doivent y trouver un intérêt et y rester.

C’est pour ça que je dis que la propriété avait cet avantage de les maintenir dans le pays. Mais là, si vous venez et que vous avez 30, 40 % de vos revenus qui partent dans le loyer, ça ne vaut pas la peine.

Claude Meisch mentionnait dans une récente interview qu’il cherchait de « nouveaux modèles » pour pallier la crise du logement : qu’en pensez-vous?

(Rire) Je pense que M. Meisch fait feu de tout bois. Ce n’est pas une critique, mais il fait énormément de conférences de presse. Il annonce beaucoup de choses, se répète parfois. Alors, il lui faut sans doute plus de temps, parce qu’il n’est pas ministre du Logement depuis longtemps, mais… J’aimerais voir des résultats.

Par exemple, sur le partenariat public-privé : combien de projets ont été lancés? Sur la disposition permettant aux entités privées de créer des ASBL pour faire du logement abordable pour leurs salariés : combien ont présenté des projets? Ce serait intéressant de faire un point sur toutes ces initiatives.

Est-ce que vous-même, vous avez des pistes sur ces nouveaux modèles à mettre en place?

Un modèle que je trouverais intéressant, ce serait que les partenaires sociaux, donc à la fois les syndicats de salariés et les syndicats patronaux, participent directement à l’effort de construction.

Parce qu’aujourd’hui, ce qui est nécessaire au Luxembourg, c’est que le stock de logements augmente. À l’époque, l’Arbed créait des logements qu’il mettait à la disposition de ses salariés, leur vendait des terrains, fournissait l’architecte, etc.

Mon idée se rapproche un peu de ça : il faudrait que les syndicats des patrons, comme l’UEL, la Chambre de commerce, je ne sais pas qui, créent leur propre fonds du logement, qui serait le fonds du logement des entreprises.

Et la représentation des salariés devrait aussi créer son propre fonds : le fonds du logement des salariés. L’un serait géré par les salariés, moyennant une cotisation, et l’autre par les syndicats des entreprises, avec, là aussi, une cotisation.

Il faudrait que ces deux acteurs entrent dans la danse. Parce que chaque locataire a besoin d’un propriétaire. Et en ce moment, nous manquons de bailleurs. Si nous avions fait ça plus tôt, peut-être qu’aujourd’hui ces deux entités auraient davantage de logements que le Fonds du logement lui-même!

Tout le monde dit qu’il faut construire davantage… Mais a-t-on suffisamment d’espace pour cela?

Ah oui, le terrain est là, il n’y a pas de problème! Toutes les publications de l’Observatoire de l’habitat montrent le potentiel foncier qui permettrait de faire un volume de constructions considérable.

Mais pour ça, il faudrait aussi que l’offre s’adapte à la nouvelle réalité des ménages plus petits, que nous avons évoquée avant. Je ne suis pas architecte, mais je pense qu’il y a quand même moyen de faire une vie agréable avec un appartement de trois chambres où la superficie est moindre

C’est la surface qu’il va falloir rogner. Le terrain existe, maintenant, toute la question, c’est comment nous allons mobiliser ces surfaces.