D’abord présentée en luxembourgeois, la pièce Erop arrive cette semaine en version française. Seul en scène, le comédien Raoul Schlechter joue avec les deux langues et raconte toutes les subtilités d’un tel exercice. Entretien.
Au départ, en 2020, il y a eu l’initiative «Commande de textes» lancée en pleine crise sanitaire afin de soutenir les auteurs en difficulté. Erop est née comme ça, pièce d’une vingtaine de minutes écrite par Romain Butti qui, sur la demande du Centaure, va en faire un long monologue. Aux manettes, Fábio Godinho. Seul en scène : Raoul Schlechter.
Après cinq représentations en luxembourgeois (en avril à Mersch et en mai à Niederanven), elle a été traduite en français par Claire Wagener. Cette semaine, aux Capucins, le comédien saute même de langue en langue. Un exercice rare et complexe qu’il raconte ici. Sans fautes de syntaxe.
Je ne savais pas que la langue luxembourgeoise pouvait être à ce point sensuelle
Vous avez découvert le texte en 2020. Parler de solitude en pleine pandémie, ça tombait à-propos, non ?
Raoul Schlechter : Tout à fait ! Ce texte, c’est une histoire d’amour… sans que l’autre soit là. Pendant la crise sanitaire, il a été, chez moi, comme un pansement que l’on colle sur le manque, sur ce que l’on ne peut plus avoir. Surtout que la force du texte est de mettre des mots sur des émotions. C’est un véritable tourbillon des sens! Je ne savais pas que la langue luxembourgeoise pouvait être à ce point sensuelle.
Jusque-là, vous n’aviez jamais joué de monologue. Était-ce un nouveau challenge ?
Être tout seul, tout le temps, c’est en effet une première. C’est franchement bizarre… D’habitude, il y a toujours un autre acteur, un technicien, un assistant. Mais là, non. Il y a juste vous et le metteur en scène, pendant un mois et demi… À tout moment, on espère que quelqu’un sorte de derrière le rideau (il rit).
Finalement, ici, mon partenaire de jeu, c’est le spectateur, à la seule différence que je ne sais pas à l’avance comment il va réagir. Cela dit, lui non plus ! Et ça crée certaines situations assez drôles : lors de la première, un jeune s’est par exemple retourné pour voir si je m’adressais bien à lui !
Après cinq représentations en luxembourgeois, voilà que la pièce change de langue. D’où est venue cette idée ?
D’une simple blague! Fabio a dit un jour : « C’est dommage, ma mère ne pourra pas venir voir la pièce, elle ne comprend pas le luxembourgeois ! » Du coup, il a demandé à Myriam Muller (NDLR : directrice du Centaure) si on pouvait imaginer un surtitrage. Mais avec un monologue, le public aurait passé son temps à lire et à ne pas regarder la scène. Du coup, elle lui a répondu : « Raoul n’a qu’à faire le texte en français ! » Et voilà…
Comment appréhende-t-on un tel changement ?
Ma langue maternelle est le luxembourgeois, mais ma langue d’acteur est le français. J’ai appris à jouer à Paris, et dans le jeu, je m’y sens proche. Quand j’ai commencé à répéter cette pièce en français, malgré les changements, ça m’a fait du bien.
Faut-il tout désapprendre ?
Oui. C’est comme une nouvelle pièce, il faut recommencer à zéro, même si on ne part pas totalement démuni. C’est étrange… Le défi est de se remettre vite dedans, mais avec de nouveaux mots qui vous inspirent parfois des choses différentes. En français, par exemple, les touches d’humour y sont plus sensibles, ce qui ne se voyait pas dans la version luxembourgeoise.
C’est le même texte, mais en fonction de la langue, il prend une tournure plus poétique, plus érotique même. C’est dingue ! Après, il fallait que la pièce ne soit pas si différente d’une langue à l’autre. Ne serait-ce que pour le spectateur qui va venir voir les deux (il rit).
Chez vous, y a-t-il une langue qui cherche à prendre le dessus sur l’autre et, dans ce sens, vous arrive-t-il de vous mélanger les pédales ?
Ça arrive que les deux se mélangent, oui. Quand je répète en français, il y a des mots en luxembourgeois qui sortent, presque naturellement. Sur scène, votre corps et votre mouvement impliquent des réflexes de jeu, des mots aussi, et c’est là que la tête intervient et dit : « Mais on est dans la version française, non ? » (il rit).
C’est un coup à devenir schizophrène ! Mais plus on va la jouer, la travailler, moins il y a de chance de se tromper de langue.
Le théâtre luxembourgeois est un théâtre-monde !
Ce multilinguisme, est-ce la caractéristique principale du théâtre luxembourgeois ?
(Il réfléchit) Oui, on pourrait le définir comme ça. C’est une sorte de théâtre-monde ! On vient tous d’écoles différentes : moi, j’étais en France, d’autres ont été en Angleterre, en Allemagne, aux États-Unis même…
Quand tous ces gens reviennent au Luxembourg, ça forme un melting-pot de toutes les traditions théâtrales. On est alors nourri pas ces différents styles de jeu, ces différentes approches dans la mise en scène, et on est obligé de s’y confronter, de s’y adapter. C’est unique !
La langue française coule-t-elle mieux dans la bouche d’un comédien, selon vous ?
Pour moi, c’est évident, sachant que je suis plus à l’aise avec le français sur scène que dans la vie de tous les jours ! D’ailleurs, la toute première fois que j’ai joué en luxembourgeois, j’ai eu l’impression de mentir au public, que ça sonnait faux, que ce n’était pas authentique. Je n’étais pas en accord avec moi-même !
Oui, j’avais l’impression de jouer à côté de moi. C’est une autre façon de parler, d’articuler les phrases. Ça tient aussi du fait qu’à l’époque, on ne lisait pas beaucoup le luxembourgeois à l’école. C’était comme des hiéroglyphes qu’il fallait régulièrement déchiffrer! J’en garde des souvenirs, disons, laborieux.
Avez-vous connu des difficultés similaires quand vous avez été faire vos études à Paris ?
Mais même apprendre le français, ç’a été un hasard total ! J’étais encore au lycée au Luxembourg quand j’ai commencé à travailler au théâtre des Capucins, grâce à son ancien directeur Marc Olinger. Après les cours, je faisais des décors, puis de l’assistance, avant de donner la réplique aux comédiens.
Un jour que je me trouvais entre deux actrices françaises, elles m’ont dit : « Mais pourquoi tu ne vas pas à Paris pour apprendre ? » Si ça avait été une troupe anglaise, je me serais sûrement retrouvé à Londres !
Et sur place, comment cela s’est-il passé ?
Le français avait quelque chose d’accueillant, surtout pour un jeune comme moi pour qui tout était nouveau ! J’ai vite appris, sachant que chaque semaine, c’était un étudiant différent qui m’hébergeait.
Je me souviens cependant du jour de mon arrivée, où une jeune fille me demande : « C’est quoi ton petit nom ? » Moi, je connaissais le nom et le prénom, mais pas le petit nom (il rit). J’ai répondu Raoul, un peu par réflexe. Heureusement, j’avais bon !
Avez-vous participé au travail de traduction ? C’est quand même vous qui incarnez le texte…
Oui, à un moment, j’ai lu le texte avec devant moi Fabio et Claire Wagener. Ils ont alors fait des corrections et m’ont régulièrement demandé si ça allait pour moi, si le texte coulait de source. J’ai quand même pu soumettre quelques suggestions, entendues ou pas !
De toute façon, c’est impossible de traduire un texte mot pour mot. Il faut qu’il vive! Après, la traduction était si bien faite que 75 % du texte couché sur papier n’a pas été retouché. Ça facilite la tâche.
Selon vous, le texte de Romain Butti a-t-il changé entre sa création et cette dernière version ?
Comme son écriture est pleine de détails, la nouvelle version, au départ, était trop littéraire, trop poétique. Mon travail a alors été de la rendre plus concrète, plus viscérale, moins intellectuelle.
Que ça parte du ventre et pas seulement de la tête ! Aussi, pour que ce ne soit pas trop lourd ni trop dramatique, on a rajouté un peu d’humour. On ne voulait pas assommer le public non plus !
Ce soir, est-ce un nouveau départ ?
Disons plutôt que c’est une nouvelle première. C’est le même spectacle… mais différent ! Déjà, je joue dans une nouvelle salle, et oui, l’énergie sera sûrement autre. Pour tout cela, je suis curieux de savoir comment le spectateur « français » va réagir au texte. Surtout que je vois sa réaction en direct.
Comment le public luxembourgeois a-t-il réagi, lui ?
De manière contrastée. Des gens m’ont dit que c’était triste, cette histoire de rupture. À l’inverse, d’autres voyaient que c’était plein d’optimisme, qu’une histoire d’amour, c’est toujours beau. Comme quoi, dans une même langue, on peut percevoir des choses différentes. C’est rassurant pour la suite ! (il rit).
La pièce
Erop est le voyage intérieur et émotionnel d’un homme qui exprime ses rêves, ses frustrations, sa solitude sans issue ainsi que ses joies passées, en se livrant au public, sans filtre. Entre récit et témoignage, il raconte l’universalité du sentiment amoureux et du désir dans toute sa complexité.
Théâtre des Capucins – Luxembourg.
Ce jeudi soir, demain et lundi à 20 h (en français)
Samedi et mardi à 20 h (en luxembourgeois)