Quelques mois après les témoignages qui ont secoué le Centre socio-éducatif de l’État, nous donnons la parole aux éducateurs et à la direction.
L’été a été mouvementé à Dreiborn pour les équipes du Centre socio-éducatif de l’État (CSEE) et de son unité fermée, l’Unité de sécurité (Unisec). Leur quotidien déjà sous tension, en raison d’un manque de place et d’un climat parfois violent, s’est vu un peu plus bouleversé par une série d’articles.
Dans ces papiers produits par nos confrères de RTL, d’anciens salariés du CSEE jettent de l’huile sur le feu en racontant ce qu’ils ont pu voir et vivre au sein de ce centre qui accueille des mineurs. Des relations sexuelles entre le personnel et les pensionnaires, de la drogue qui va et qui vient «comme (dans) un quartier de Marseille», des conditions de vie déplorables… La structure prend la forme d’une zone de non-droit avec, à sa tête, une direction qui patauge, dépassée par ceux qu’elle héberge et les actes de celles et ceux qu’elle embauche.
Face à ces témoignages, la direction envoyait un droit de réponse et ripostait au coup par coup, soutenue, par le biais d’une réponse à une question parlementaire, par le ministre de l’Éducation nationale, de l’Enfance et de la Jeunesse, Claude Meisch, qui n’hésitait pas à déplorer que «le travail dans cette institution soit ainsi dévalorisé et que les jeunes placés (…) soient ainsi stigmatisés».
Vivre à Dreiborn
Lors de notre visite à Dreiborn, le directeur des lieux nous a proposé d’être notre guide pour une visite. Nous avons pu découvrir les ateliers, nous promener dans le parc, arpenter les couloirs et les salles communes du CSEE et pénétrer dans l’Unité de sécurité (Unisec). Dans le bâtiment principal accueillant des groupes de vie ouverts, nous longeons, au rez-de-chaussée, de longs couloirs avec des portes en enfilade derrière lesquelles se cachent des salles de cours.
La décoration y est inexistante, l’ambiance austère en comparaison avec l’extérieur du bâtiment décoré par une immense fresque de graffitis. «Il est important de créer un milieu en accord avec l’univers des jeunes. Nous nous étions renseignés auprès d’un cabinet d’architectes pour réaliser des changements au rez-de-chaussée, mais cela est impossible en raison de la configuration du bâtiment», justifie Ralph Schroeder. Nous n’avons pas le droit d’accéder au niveau supérieur, où se trouvent les chambres des élèves.
À l’intérieur de l’Unisec
L’Unisec jure avec la verdure du parc de Dreiborn. Bloc de béton imposant entouré de hautes clôtures, l’endroit rappelle une prison. Il faut montrer patte blanche pour passer l’écrasant portail avant d’enchaîner avec un passage sous un portique de détection. Des caméras sont postées dans les recoins du bâtiment qui se développe sur deux niveaux. En parcourant les sombres couloirs et les différentes salles communes de ce petit bunker, nous croisons des paquets de biscuits et de bonbons, des manettes de console, des mangas…
Au mur, la direction a essayé de mettre un peu de couleurs en plaçant des tableaux et des fresques réalisés par les pensionnaires. On retrouve Beethoven en version gangsta rap, Batman, des citations de Mohamed Ali ou encore Tupac au fil de notre visite. Lors de notre traversée du lieu, nous croisons une vitre fracturée, consolidée provisoirement par une plaque de bois. Ça sera la seule preuve de dégradation. «Un jeune s’est énervé il y a quelques jours», commente succinctement le directeur.
Après avoir déverrouillé une lourde porte, nous découvrons un atelier cuisine dans lequel trois ados et un chef, parés de tablier, s’affairent autour d’un saladier. Ils tiennent fébrilement une poche à douille entre les mains. Cela fait deux heures qu’ils apprennent à faire des churros, l’un d’eux nous avoue que ce qu’il a préféré, «c’est parler avec le cuisinier». «La cuisine, ça les accroche énormément», nous souffle le directeur.
Un peu plus loin, nous entrons dans la salle de jeu où trône un gigantesque canapé, lequel est entouré d’un babyfoot, d’un jeu de fléchettes et d’une immense bibliothèque dans laquelle sont rangés livres, DVD et jeux vidéo. Balde Mandiaye nous raconte combien cet espace est apprécié par les jeunes et se remémore quelques soirées «loup-garou où tous étaient présents pour s’amuser».
«On ne les lâche jamais»
Presque deux mois après cette onde de choc, le sujet reste délicat lorsque l’on franchit les portes de l’établissement. «Mensonges», «calomnies», «diffamation» sont des mots qui sortent parmi les membres des équipes sur place. «Cela a généré un effet très négatif, de nombreuses personnes se sont senties blessées. Ces articles ne représentent qu’une petite partie de ce que l’on est», commente Ralph Schroeder, le directeur du CSEE. «Certains jeunes ont souhaité nous réconforter après avoir lu ces papiers. D’anciens pensionnaires nous ont exprimé leur soutien», ajoute Joëlle Ludewig, la directrice adjointe.
En cet après-midi de septembre, quelques adolescents assis sur les bancs du parc, qui forment le cœur du centre de Dreiborn, font passer le temps en profitant de la douceur de cette fin d’été. Les lumineux ateliers de bijouterie et de menuiserie sont vides d’agitation. Pendentif représentant l’Italie ou bijoux en forme de chien, sculpture en bois marquée d’un visage de Tupac ou à l’image du logo du Real de Madrid… sur les murs sont exposées les dernières créations des jeunes. Des objets dans lesquels ils mettent un peu d’eux.
On parle d’eux comme de caïds, mais derrière il y a de la détresse
«Pour la plupart d’entre eux, l’école est négative. Avec ces ateliers, nous leur montrons qu’ils peuvent faire quelque chose de leurs mains. Cela prend du temps, ça ne va pas tous les jours, mais on continue. À la fin, ils sont fiers d’eux», décrit Chantal Koelsch, la coordinatrice de l’école secondaire interne. «Ces activités, nous les concevons comme des endroits sûrs pour nos pensionnaires et cela leur permet de réaliser des choses. On parle d’eux comme de caïds, mais derrière il y a de la détresse», conclut-elle.
Les jeunes qui atterrissent à Dreiborn n’ont pas choisi d’y être, ils y sont placés là par la justice des mineurs. Parce que le chemin de la délinquance s’est imposé à eux, parce qu’ils ne peuvent plus vivre avec leur famille, parce qu’ils n’ont plus de famille. Les équipes du centre doivent faire avec : «On ne choisit pas les jeunes qui viennent chez nous», renchérit Balde Mandiaye, coordinateur socio-éducatif à l’Unisec. «On les accueille et on les intègre. Mais la force de cette institution, c’est qu’on ne les lâche jamais! Ils ont déjà été abandonnés dans leur vie, ça ne se reproduira pas ici.»
«Nous les accueillons avec leurs forces et leurs faiblesses»
Pour aider à dépasser le choc du placement, les nouveaux pensionnaires commencent leur parcours à Dreiborn en entrant dans un groupe d’accueil. Celui-ci est composé d’un éducateur, d’une psychologue et d’un travailleur social. Il s’agit alors d’apprendre à les connaître, de comprendre leur trajectoire, leurs besoins et surtout de les stabiliser.
Après plusieurs semaines, ils peuvent rejoindre un groupe semi-autonome dans lequel ils reprendront les bases d’un quotidien «classique» : faire des courses en vue d’une recette, gérer un budget, apprendre à faire une lessive ou à communiquer avec un employeur. «À l’Unisec, nous avons placé un protocole de nettoyage. Les jeunes ont des chambres individuelles et, parfois, ils ne savent même pas comment utiliser un balai. Nous les accueillons avec leurs forces et leurs faiblesses. On leur donne des codes, mais c’est un processus qui prend du temps. Nous ne sommes pas des magiciens», appuie Balde Mandiaye.
Savoir respecter une distance
Dans ce processus, on retrouve deux questions primordiales : la création d’un lien pédagogique et la mise en place d’une certaine distance entre les éducateurs et les adolescents. Les témoignages parus au mois d’août font état de plusieurs relations intimes entre éducatrices et mineurs au sein du CSEE. Contacté par RTL, le parquet confirmait «qu’il avait été chargé en 2021 d’un dossier concernant une relation sexuelle entre une éducatrice et un mineur de 16 ans placé à Dreiborn.» Mais l’affaire avait été classée par le parquet, parce qu’il y avait un doute. Face à ces récits, la direction n’emploie pas de détour. «Les faits sont totalement inacceptables et nous étions les premiers à saisir les autorités judiciaires», martèle le directeur du CSEE.
«Il s’agit de comprendre comment cela peut se produire. Dans le cas évoqué, il est question de distance. Avec les jeunes, il est nécessaire d’ajuster cette distance. Ni trop loin, car sinon nous ne sommes pas écoutés, ni trop près. L’adulte doit être conscient de ses émotions et surtout il doit être capable de les gérer», renchérit Joëlle Ludewig.
Pour les éducateurs, cette distance est aussi une question de sécurité. Tous ont dû intégrer rapidement de nombreux réflexes : fermer systématiquement toutes les portes à clé, prévenir toujours une personne du lieu où on se trouve, ne jamais s’enfermer avec un pensionnaire dans la chambre de ce dernier… «En tant que femme, il faut être vigilante en permanence sur leurs intentions. Ils n’ont pas appris la sexualité, on ne connaît pas leur code, ils font des généralités. S’ils ont réussi à ouvrir une porte avec une éducatrice, ils pensent qu’ils vont pouvoir le faire avec toutes», raconte Sandy De Sisto, coordinatrice du groupe semi-autonome à Schrassig.
Ils ont besoin de valorisation, ils n’en ont jamais eu de leur vie
Ces mesures sont nécessaires pour encadrer des jeunes en manque de repères, de schémas, de liens et pour lesquels la violence est une réponse comme une autre. Les ados scannent les équipes, les équipes scannent les ados. Balde, Sandy ou encore Chantal captent les signaux indiquant que des relations peuvent mener à l’explosion, connaissent les méthodes pour désamorcer les conflits et savent accompagner un jeune dans la gestion de ses émotions. Dans cet endroit clos, mieux vaut miser sur la pédagogie et le dialogue.
«Lorsqu’on sent que ça monte, on les sépare, on leur propose de s’isoler dans leur chambre, on leur parle et on tente de faire des activités avec eux pour passer à autre chose. En cas de violence, la société de gardiennage intervient et ensuite on invite les jeunes à réfléchir à ce pour quoi ils ont fait ça», décrit Sandy De Sisto. Depuis un an, un contrat a été signé avec une société de gardiennage privée. Elle intervient sur les trois sites et la majorité de ses agents sont employés à l’Unisec.
«Il y a peu, un garçon qui s’était battu a mis sur papier ses émotions. Nous l’avons fait lire à la direction, qui l’a félicité. Ils ont besoin de valorisation, ils n’en ont jamais eu de leur vie», ajoute Ralph Schroeder. Le directeur du CSEE nous rappelle qu’en cas de violence, les sanctions envers les pensionnaires vont d’un avertissement écrit à trois jours d’isolement au maximum. Dans tous les cas, un travail de réflexion est entamé avec l’auteur des faits.
Au-delà de la drogue
«Comme un quartier de Marseille». Telle est l’image utilisée par d’anciens salariés du CSEE pour décrire les allées et venues de la drogue dans l’établissement. Au sein de la direction et des équipes, si l’exemple fait sourire, la question du cannabis est traitée avec sérieux. Aucun d’entre eux ne nie le fait que des drogues, surtout du cannabis, circulent entre les pensionnaires de Dreiborn. Joëlle Ludewig et Ralph Schroeder appuient sur les efforts mis en œuvre pour lutter contre cet adversaire. Les jeunes peuvent être fouillés et si des substances sont trouvées, elles sont confisquées et transmises aux autorités. Leur possesseur écope d’une sanction et ce fait est retranscrit dans un rapport à destination du juge.
Fumer est devenu un mécanisme de compensation
«La plupart ont démarré leur consommation par curiosité, puis la drogue leur a permis de mieux gérer leurs émotions et leur souffrance. Avec le temps, fumer est devenu un mécanisme de compensation», précise Joëlle Ludewig. Entamer un sevrage est un défi pour les jeunes qui vivent entre les murs de Dreiborn. D’autant plus que si la drogue est interdite à l’intérieur du lieu, elle est toute à leur disposition à l’extérieur. Difficile de résister lorsque ses effluves équilibrent une vie.
Le défi est tout aussi présent pour les équipes d’éducateurs et d’éducatrices. Du sport ou des ateliers créatifs : chacun tente avec ses moyens de proposer des alternatives à l’addiction. «On ne peut pas les forcer à arrêter du jour au lendemain. Lorsqu’on entame un processus de sevrage avec eux, on essaye de les aider à se projeter dans une vie sans cannabis. Pour ce faire, le sport leur permet de s’évader et de penser à autre chose. Ils découvrent de nouvelles sensations et cela les aide, justement, à se projeter», explique Balde Mandiaye. Il s’agit alors de les accompagner dans cette nouvelle vie sans emprise. Dans cette mission, les éducateurs et les jeunes sont épaulés par des psychiatres et des structures spécialisées.
Les enfants, victimes de la crise
Une réforme de la protection de la jeunesse est en cours, pour permettre notamment au CSEE d’accueillir davantage de monde. Le parquet ouvre en moyenne 1 500 dossiers par an concernant des mineurs. Un chiffre en augmentation. Au 1er juillet dernier, on observait une hausse de 40 % des dossiers par rapport à l’an dernier. Ceux concernant la maltraitance ont augmenté de 30 %, tandis que les dossiers relatifs à la criminalité juvénile ont augmenté de 10 %. «La crise fait que les parents ne peuvent plus suivre financièrement. Ils travaillent, mais ne parviennent pas à s’en sortir. La société prend une tournure de plus en plus compliquée et les enfants en payent les conséquences», s’inquiète Sandy De Sisto.
Les trois sites du CSEE
Le Centre socio-éducatif de l’État (CSEE) est composé de trois établissements localisés à Dreiborn, Schrassig et Bourglinster. Cinq groupes de vie ouverts sont répartis dans ces lieux. Ces groupes sont composés de six à huit jeunes, d’où une capacité de quarante pensionnaires. À noter que Dreiborn et Schrassig n’hébergent que des garçons, alors que Bourglinster, le site le plus récent du CSEE ouvert en 2020 dans une ancienne auberge de jeunesse, n’accueille que des filles. Une particularité de Dreiborn est qu’il abrite également l’unité fermée du CSEE : l’Unité de sécurité (Unisec). Elle accueille des mineurs au comportement déviant impliquant des délits à caractère pénal ou des filles et garçons ayant commis des infractions. Douze pensionnaires peuvent y vivre.
Actuellement, les adolescents présents au CSEE sont âgés de 13 à 17 ans. 224 personnes, dont près de 150 pédagogues, psychologues et enseignants, sont employées et travaillent dans ces différents lieux.