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Droits humains : le gouvernement luxembourgeois jugé «incohérent»


Pour Antoniya Argirova, Marion Lupin et Jean-Louis Zeyen, les règles européennes doivent s’appliquer au secteur financier.  (Photo : hervé montaigu)

L’initiative Devoir de vigilance reproche au Luxembourg de céder aux lobbys européens en matière de violation des droits humains par les grandes entreprises, et appelle à un changement de cap alors qu’une directive est en cours.

Face à «l’urgence» d’encadrer les activités des grandes entreprises en matière de respect des droits humains et environnementaux, les 17 organisations de l’initiative Devoir de vigilance attendaient beaucoup des discussions sur la directive européenne en préparation : concrètement, il s’agit d’imposer des règles aux multinationales qui délocalisent leurs services, chaînes de production ou d’approvisionnement à l’étranger, afin de protéger les individus et la planète.

Mais la position adoptée en décembre dernier par le Conseil de l’UE a douché leurs espoirs, «affaiblissant» un peu plus un texte déjà jugé peu ambitieux. Visant à prévenir les abus comme le travail forcé, l’exploitation des enfants ou la pollution de l’environnement, tout en ouvrant la voie à une réparation pour les victimes, le projet de directive comporterait de sérieuses failles.

«Le texte ne tient pas compte de nombreuses conventions internationales et réduit de manière drastique les types de violations pouvant faire l’objet de sanctions. Il exclut également la plupart des services financiers de son champ d’application», dénonce Marion Lupin, au nom de la «European Coalition for Corporate Justice», basée à Bruxelles et qui regroupe ONG et membres de la société civile.

« Aucun pays n’accepte de perdre en compétitivité »

«Les fonds d’investissement ne sont pas mentionnés, laissant à chaque État membre le choix de soumettre ou non ses institutions financières à la directive, et le Luxembourg a défendu cette position», affirme-t-elle, pointant qu’à ce jour, aucun mécanisme ne régule l’empreinte carbone des activités financées via ces fonds.

Or, cette décision aux mains des instances politiques nationales entraînerait, selon l’experte, une fragmentation du marché européen, doublée d’une course vers le bas : «Aucun pays n’accepte de perdre en compétitivité. Les États membres refusent d’être trop progressistes par peur de perdre leur attractivité et de favoriser leurs concurrents. C’est ce qui se passe entre le Luxembourg et l’Irlande. Si l’un veut exclure quelque chose du texte, les autres suivent», analyse-t-elle, considérant que le gouvernement luxembourgeois avait pourtant une réelle carte à jouer.

«L’expertise du Luxembourg dans la finance est reconnue, ce qui lui donne un certain poids sur ces questions. Il aurait pu se montrer publiquement plus ambitieux : l’Irlande aurait peut-être suivi», ajoute-t-elle.

Deux écologistes portés disparus

La filiale mexicaine du groupe sidérurgique Ternium – présent à Luxembourg via une Soparfi installée boulevard Royal – est mise en cause par les familles de deux militants écologistes, l’avocat Ricardo Lagunes et le chef communautaire, Antonio Díaz, disparus récemment dans des conditions troubles.

Engagés contre les activités d’une mine de fer exploitée par Ternium, leur véhicule a été retrouvé criblé de balles après une réunion du comité anti-mines le 15 janvier à Aquila. Un procédé typique d’un enlèvement, alors que le duo lutte contre Ternium et ses projets à grande échelle sur les territoires indigènes, les jugeant néfastes pour l’environnement et le tissu social local.

«Des membres de la communauté nous ont contactés à propos de cette affaire», rapporte Antoniya Argirova, responsable du plaidoyer chez ASTM. «Nous avons adressé un courrier à Ternium, les appelant à mettre tout en œuvre pour retrouver ces hommes et à éviter toute activité source de conflit dans les communautés, conformément au devoir de vigilance», poursuit-elle, avec le sentiment d’être démunie. «En l’absence de législation contraignante, c’est tout ce qu’on peut faire.»

Selon l’Initiative pour un devoir de vigilance, ce cas est symptomatique des défaillances de la directive (lire ci-contre) et des questions soulevées par son application au Luxembourg. «Ternium compte une dizaine de salariés au Grand-Duché, bien en dessous des 500 employés évoqués par le texte. Mais le groupe emploie plus de 20 000 personnes au niveau mondial», pointe la jeune femme, soulignant que cette Soparfi (société de participation financière) pourrait donc échapper à la directive européenne, malgré des risques «évidents» de violation des droits humains.

«Il est essentiel que les groupes de sociétés détenues par des Soparfis soient considérés dans leur ensemble», insiste Antoniya Argirova. Si le texte devait rester inchangé, ce serait au législateur luxembourgeois de trancher, au moment de la transposition en droit national : «Va-t-on réellement exempter les 40 000 Soparfis de la Place de leur devoir de respect des droits humains et environnementaux?»

Une ligne de conduite en partie opaque

Quelles entreprises seraient concernées? En l’état, la directive penche pour celles comptant plus de 500 employés ou un chiffre d’affaires au-delà de 150 millions d’euros. Des seuils «bien trop élevés» aux yeux du porte-parole Jean-Louis Zeyen, puisque seulement 0,4 % des sociétés au Grand-Duché et 1 % en Europe seraient alors visées. Sans compter que le Luxembourg doit encore se prononcer sur l’intégration des Soparfis (sociétés de participations financières) à cette nouvelle législation, des cas récents ayant montré leur implication dans de multiples violations des droits humains.

Enfin, sur un plan purement politique, le chef de file de Devoir de vigilance déplore le «manque de transparence» et la «position incohérente» du gouvernement : «Nous avons deux plans d’action nationaux en matière de droits humains et entreprises qui considèrent le secteur financier comme à haut risque, mais on fait l’exact contraire au niveau européen», relève-t-il en sourcillant, lui qui aurait apprécié que la ligne de conduite du pays soit rendue publique dans son intégralité. «En s’alignant sur les arguments des lobbys, le Luxembourg risque de rater l’occasion de s’imposer comme précurseur.»

Actuellement examiné en comités parlementaires, la proposition de directive ne devrait pas être adoptée par le Parlement avant 2024. Tout en saluant les efforts entrepris par la délégation luxembourgeoise pour garantir l’accès des victimes d’abus à la justice, notamment en inversant la charge de la preuve, ces experts, soutenus massivement par la population selon un sondage TNS Ilres, attendent désormais un changement de cap.

initiative-devoirdevigilance.org