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[Dossier] Arlon, Longwy, Thionville : aspiration inéluctable par le Luxembourg ?


Bascharage est sur la route des frontaliers de Longwy et d'Aubange. Une aspiration inéluctable ? (Photo Tania Feller).

«Codéveloppement transfrontalier»? Le thème est brûlant d’actualité. Mais dans quelle mesure les territoires voisins peuvent-ils créer significativement de l’emploi?

L’espoir que les voisins (particulièrement proches lorrains) attirent des entreprises par ruissellement du Luxembourg est-il viable, pour justifier le codéveloppement? C’est le vœu qui a été formulé mardi, lors d’une conférence réunissant des entrepreneurs luxembourgeois et lorrains. Possible, vu que l’entreprise allemande Knauf vient de choisir Illange par exemple. Mais une carte projetée lors de la même conférence montre que sur la période 2004-2014, c’est une tendance tout à fait inverse que l’on constate… l’effet banlieue-dortoir.

Les trois tâches violettes autour du Grand-Duché (zones qui gagnent des actifs mais perdent des emplois...) interrogent sur la notion de codéveloppement (Carte : Agences de développement et d'urbanisme du Grand-Est).

Les taches foncées autour du Grand-Duché (zones qui gagnent des actifs, mais perdent des emplois…) interrogent sur la notion de codéveloppement (Carte : agences de développement et d’urbanisme du Grand Est).

Plus d’actifs et moins d’emploi
Ce qui saute aux yeux, sur ces données combinées par les agences d’urbanisme du Grand Est, ce sont les taches violettes foncées à la frontière du Luxembourg. Elles sont légendées «Population +, 15/64 ans + (actifs potentiels), emploi -». Les territoires visés? Le sud de la Province du Luxembourg belge (Aubange, Arlon, Messancy…), un bout de la Meuse française, le Pays-Haut (Longwy, Villerupt, Audun…) et le secteur de Thionville (Fensch, Sierck, etc.)
Sur tout ce secteur, on a donc un phénomène inédit : une augmentation de la population, du nombre d’actifs, mais… une baisse de l’emploi ! Pourquoi ? Car la majorité de l’emploi se trouve au Luxembourg justement, avec cet effet si caractéristique du phénomène frontalier.

Vase communicant… direct?
Il faut aller plus loin que cette conclusion, finalement bien connue. Et se poser la question d’un effet de vase communicant direct : dans quelle mesure les territoires dans le giron proche du Grand-Duché peuvent-ils créer de l’emploi, de façon significative on s’entend? Afin d’espérer vivre d’autre chose que du pouvoir de consommation des frontaliers, qui constitue certes un levier, mais pas suffisamment vertueux pour instaurer une croissance durable… En témoignent les budgets d’investissement des communes à la frontière française, qui ont globalement stagné ou régressé ces quinze dernières années, et qui sont jusqu’à quatre fois moins élevés que ceux des communes luxembourgeoises comparables… L’écart se creuse comme jamais. Des exemples? Longwy, 7,3 millions d’euros  d’investissement pour 2018, Pétange juste à côté : 25,8 millions d’euros. Thionville 22,6 millions d’euros d’investissement en 2018, Esch-sur-Alzette : 90 millions ! Sachant que ce delta n’est pas rattrapé par les faibles capacités d’investissement des intercommunalités respectives de ces deux communes françaises…

Que ce soit à Longwy ou à Thionville, les budgets d'investissement de ces dernières années ont plutôt tendance à stagner (Source : Journal du Net, avec les chiffres de l'administration française).

Que ce soit à Longwy ou à Thionville, les budgets d’investissement de ces dernières années ont tendance à stagner (Source : Journal du net, avec les chiffres de l’administration française).

investissement-thionville
Nos confrères belges du journal La Meuse s’étaient penchés sur le phénomène en 2017, en comparant le taux de frontaliers par arrondissement et le taux de création d’entreprises.
Le résultat, esquissé à partir d’un rapport du Réseau d’études et d’analyses de la province de Luxembourg (REAL), est sans appel : les arrondissements les plus pourvus en frontaliers (Arlon, Attert, Messancy, Aubange…60% et plus d’employés au Luxembourg) sont également les moins bons élèves de la province en termes de création d’entreprises : 27,6 entreprises pour 1 000 habitants à Aubange, 35,7 entreprises pour 1 000 habitants à Arlon. Près de cinq fois moins qu’à Bouillon ou La Roche, plus éloignées de la frontière !
«Avoir une population importante de frontaliers est loin de favoriser le développement économique de sa commune», concluait l’article. Tout en sachant qu’en Belgique, au moins, les communes bénéficient de rétrocession financière du Grand-Duché depuis bientôt 20 ans. En 2017, la commune d’Arlon a ainsi touché 6,9 millions d’euros pour compenser le manque à gagner de l’impôt sur le travail des frontaliers.
Nous n’avons pas trouvé de statistiques similaires pour le côté français. Mais des chiffres de l’Unedic (France) et de l’Iweps (Wallonie) en date de 2005 (à prendre avec des pincettes donc), qui relatent le nombre d’emplois locaux pour 1 000 habitants… ou Longwy comme Thionville apparaissaient en dessous de l’arrondissement d’Arlon.

Quelle conclusion en tirer ?
Entre 2004 et 2014 les élus et acteurs des territoires d’Arlon, Longwy et Thionville auraient été si mauvais tous en même temps, pour ne pas être capables d’attirer les entreprises? Drôle d’alignement des planètes… Ou peut-être, tout simplement, que le Luxembourg rayonne de façon inéluctable sur un territoire plus grand que le sien, du fait de son économie mondialisée. Ce qui amène, inéluctablement aussi, à construire une autre relation avec nos voisins pour parler de codéveloppement.

Hubert Gamelon

«L’effet Luxembourg» en chiffres

Vue sur le Ban de Gasperich, le nouveau quartier qui pousse au sud de la Ville de Luxembourg (Photo : Julien Garroy).

Vue sur le Ban de Gasperich, le nouveau quartier qui pousse au sud de la Ville de Luxembourg (Photo : Julien Garroy).

• 14 000 emplois créés en 2017 au Luxembourg, «c’est dix fois plus que la Moselle et la Meurthe-et-Moselle réunies», explique Patricia Gout, directrice de l’agence d’urbanisme Aguram.

• 55 500 frontaliers (belges, français, allemands) en 1995, 183 500 fin 2017… plus de 285 000 d’ici 2035.

•«À l’horizon 2030 du côté lorrain, on parle d’une augmentation de minimum 40 000 frontaliers et plus certainement 65 000», précise Patricia Gout. Sachant que dans le même temps, en excluant un effet covoiturage difficilement estimable, «on ne pourra au maximum créer que 23 000 places supplémentaires» sur les trains, bus et routes (premier tronçon de l’A31 bis) entre Metz et Luxembourg.

• En 2017 au Luxembourg, «200 000 m2 d’immobilier de bureaux ont été créés contre 90 000 m2 pour les villes de Metz, Nancy et Strasbourg réunies», calcule Patricia Gout.

• Un bien immobilier de logement se vend en moyenne autour de 480 000 euros au Luxembourg, «pour 170 000 euros à Metz ou à Nancy», estime Patricia Gout, entraînant un effet frontalier toujours plus séduisant pour les salaires moyens du Grand-Duché.

Quelques pistes de réflexion…

Il n'y a pas une solution pour penser le codéveloppement transfrontalier, mais plusieurs dossiers. (Photo d'illustration : Didier Sylvestre).

Il n’y a pas une solution pour penser le codéveloppement transfrontalier, mais plusieurs dossiers. (Photo d’illustration : Didier Sylvestre).

Il n’y aura pas une solution miracle pour le codéveloppement, mais une addition de décisions judicieuses. En voici quelques-unes.

• Des zones franches économiques : le préfet de la région Grand Est a annoncé une réflexion en cours entre les gouvernements luxembourgeois et français sur une «zone commune», sur le site des Terres Rouges, entre Esch-sur-Alzette et Audun-le-Tiche. Il y a également de place sur d’autres territoires à la frontière, notamment du côté de Longwy… mais dans quelles mesures le gouvernement français acceptera-t-il de multiplier les exceptions fiscales ?

• Une association de lobbying entrepreneuriale transfrontalière : l’idée a été lancée par Aurélien Biscaut, le directeur de l’Agence d’urbanisme de Lorraine-Nord, très au fait des enjeux transfrontaliers. «Avec la Greater Paris Investment Agency, la région Île-de-France joue collectif pour attirer les entreprises. C’est une association indépendante qui vise des objectifs d’implantation sur l’ensemble du territoire, et pas seulement Paris intra-muros.»

• Une communication politique étendue à la frontière : le sillon lorrain (Thionville, Metz, Nancy, Épinal) a mis vingt ans à présenter un visage unifié. C’est désormais chose faite : cette entité, épine dorsale de l’économie lorraine, parle d’une seule voix au Luxembourg. À la proche frontière en revanche, ça patine ! Le territoire est composé d’intercommunalités au faible pouvoir d’investissement, et qui correspondent à des bassins de vie contestables.

• Un fonds commun d’investissement, abondé par une partie de l’impôt sur le revenu des frontaliers : ce sont les fameuses «compensations fiscales», malheureusement caricaturées, qui constituent en fait une réflexion clef… À quoi sert l’impôt sur le revenu, dans sa définition originelle ? À organiser la vie ensemble sur un territoire donné. Et que se passe-t-il lorsque les frontaliers laissent l’ensemble de leurs impôts au Luxembourg ? Ça n’a pas de sens, puisqu’ils ne vivent pas sur place, et payent donc pour des infrastructures et services dont ils n’ont globalement pas l’utilité (à la grande exception des transports et de certains services administratifs). Rétribuer une (petite) partie de ces impôts dans un fonds commun serait donc logique. Et bénéfique, puisqu’il s’agirait d’investir dans les transports, la formation scolaire, les centres de télétravail, le logement de l’autre côté de la frontière… tout ce qui bénéficierait à un territoire dans sa globalité, dont Luxembourg serait de fait l’épicentre.