Danseur de renom devenu aussi étoile montante de la chorégraphie, Édouard Hue présente dès ce soir à Esch deux pièces : l’une engagée et enragée, All I Need, l’autre, Yumé, une création plus personnelle et jeune public.
Jadis une figure montante de la danse sur scène, auprès de références telles que Hofesh Shechter ou Damien Jalet, Édouard Hue trace aussi depuis 2014 sa propre route avec sa compagnie, et s’est naturellement imposé comme un chorégraphe hautement estimé, avec un travail physique impressionnant et de grande qualité.
Ce qui suffit à expliquer pourquoi, quand son agence a proposé deux de ses pièces au théâtre d’Esch, l’une abstraite et politique, l’autre pour jeune public, sa directrice, Carole Lorang, a choisi… les deux : la première joue ce soir au théâtre, l’autre dimanche à l’Ariston.
Pour le chorégraphe, ce coup double marque d’ailleurs une vraie première fois au Luxembourg : si le danseur a eu l’occasion d’y jouer, Édouard Hue se souvient surtout d’un malheureux coup du sort, quand en 2018, la plateforme AWA (Baptiste Hilbert et Catarina Barbosa) avait fait venir à Dudelange sa pièce Murky Depths, un duo dont il est aussi l’interprète masculin : tombé malade, il a maintenu le spectacle et s’est fait remplacer au pied levé. «AWA, ça devait être ma vraie première fois, mais je n’y étais même pas physiquement», dit-il, la voix doucement teintée de regrets.
Dix ans après la création de sa compagnie, Beaver Dam (littéralement «barrage de castor»), Édouard Hue pose ainsi ses valises au Luxembourg le temps d’un week-end, présentant deux œuvres «on ne peut plus éloignées l’une de l’autre, et pourtant créées la même année», rigole l’artiste.
Première dans l’ordre chronologique de création (mais jouée dimanche matin), Yumé, pièce jeune public imprégnée du kabuki, des contes traditionnels japonais et des films du studio Ghibli, a eu sa première en Suisse début 2021.
À la fin de la même année, ou «deux mois avant le début de la guerre en Ukraine», comme il dit, Édouard Hue présente sa nouvelle création, All I Need, une pièce qui «a conscience des tensions géopolitiques et montre les conflits», armés ou non, en tout cas «les rapports de force» qui font le rythme du monde.
«Une histoire qui se répète»
«Pour cette pièce, ma base, c’était le titre : All I Need, expose le chorégraphe. J’avais envie d’écrire sur l’humain en communauté et ses besoins. On était dans les années Trump.» L’un des déclencheurs de la pièce dans sa forme finale a justement à voir avec les réactions «très vives» que suscitait «l’ex peut-être futur président» américain, explique Édouard Hue : «Trump a été énormément critiqué parce qu’il a été très violent, mais les critiques se sont montrées tout aussi peu mesurées. Cette violence à double sens, j’avais l’impression qu’elle se faisait aussi le reflet de la situation géopolitique.»
Dans All I Need, les personnages sont constamment en guerre, bousculés, réprimés, leurs corps au bord de la rupture, et la scène est le territoire à conquérir. Édouard Hue dit l’avoir créée avec «le sentiment qu’elle resterait constamment actuelle, indépendamment de la façon dont évolue le monde ou de la perception qu’en a chacun», et peut le vérifier «à chaque fois qu’on la joue après qu’un conflit éclate, ou que telle personne est élue».
Lui, pourtant, «ne (s)e considère pas du tout comme un artiste politiquement engagé». Il le répète, il veut d’abord parler «d’individus, de communauté et de ce qui est important» – et c’est tout l’enjeu de cette pièce, qui puise aussi parmi des références dont l’une est plutôt inattendue.
«Quand Coluche est apparu au Jeu de la vérité, il a soulevé exactement tous les sujets qui font encore l’actualité aujourd’hui», constate le chorégraphe de 33 ans, pas encore né lors du passage de l’humoriste à l’émission de TF1 en 1985, mais qui a étayé son raisonnement plus loin encore dans le temps, «en parlant avec (s)on père et (s)on grand-père». «C’est une histoire qui se répète à l’infini, comme si le monde ne bougeait pas au fil du temps.»
«Multitude de mondes»
Loin, très loin de l’«humeur martiale» de All I Need, Yumé («rêve» en japonais) dévoile plutôt des contrées fantastiques et des créatures extraordinaires inspirées de la culture nippone. «L’héroïne, raconte Édouard Hue, a perdu son ombre, et cherche à la retrouver.»
L’héroïne, c’est Yurie Tsugawa, danseuse et compagne du chorégraphe, qui a permis à ce dernier de «rencontrer la culture japonaise de manière très authentique» : «Longtemps, j’ai voulu faire une pièce jeune public, mais je n’avais pas tous les éléments. En assistant à un spectacle de kabuki au Japon, j’ai eu un déclic devant les « kurokos », ces personnages habillés tout en noir qui viennent soutenir tant la scénographie que la narration de la pièce, et je me suis dit que c’était ce qui me manquait.»
Dans ce conte sans paroles qu’est Yumé, on passe par «une multitude de mondes». Et Édouard Hue assume le choix d’une pièce «plus narrative que d’habitude» : «Sur scène, je fais ce que je veux, mais je reste un chorégraphe de danse contemporaine physique. Les pièces que je fais avec ma compagnie sont abstraites, donc j’ai des codes, mais j’ai aussi la liberté du créateur jeune public qui m’incite à être enfantin.»
Quoique son spectacle s’adresse à tous les publics, tient à souligner l’ex-hip-hopeur et basketteur, au naturel pédagogue : «Quand vous faites une pièce jeune public, vous pouvez tout faire. On peut vous pardonner toute votre naïveté et tout le kitsch. C’est ce que j’adore aussi en tant que spectateur. En revanche, si je vais voir une pièce grand public, j’y vais en tant qu’adulte et je n’ai pas envie de voir quelque chose d’enfantin, voire d’immature.»
Au fil du grand voyage de son héroïne, Yumé promet d’enchanter petits et grands, qui pourront poursuivre l’expérience avec la projection dimanche après-midi, toujours à l’Ariston, du film de Hayao Miyazaki Le Château ambulant (2004), l’une des inspirations de la pièce.
Les pièces
ALL I NEED
Neuf danseur·euses apparaissent sur scène. De simples soldat·es ou de puissant·es stratèges? En tout cas, ils et elles paradent en slip. D’humeur martiale et prêt à en découdre, ce groupe se décoince dans un élan qui laisse place à la jouissance. Et cette énergie est rieuse et contagieuse! La chorégraphie suit la structure d’un jeu de go où pour remporter la partie, il faut équilibrer les forces en présence et accepter l’autre. Réponse en gestes à l’élection de Donald Trump – ou autres figures populistes passées ou à venir –, All I Need invoque tout ce dont nous avons besoin : d’une écoute et d’une attention mutuelles.
Ce vendredi soir, à 20 h. Théâtre – Esch-sur-Alzette.
YUMÉ
Inspirée de contes nippons, Yumé raconte le périple d’une héroïne recherchant son ombre perdue. Une quête initiatique l’attend, peuplée de créatures mystérieuses et magiques. Sur scène, des jeux d’ombre et de lumière nous plongent dans le rêve de la protagoniste. Objets et étoffes prennent vie autour de la danseuse, portés de main de maître par quatre «kurokos», artistes issus de la tradition japonaise, vêtus de noir et tapis dans l’obscurité. Cet art de l’illusion transporte adultes et enfants dans des contrées fantastiques pour nous mettre, littéralement, la tête dans les nuages.
Dimanche, à 11 h. Ariston – Esch-sur-Alzette.