Johnny Schleck revient à son tour sur le Tour de France 2010 finalement remporté sur tapis vert par son fils, Andy. Mais pas seulement…
Lorsque nous l’avons joint en cette fin de semaine pour une éventuelle rencontre, Johnny Schleck était bien loin du Luxembourg. Pas si loin que ça, en fait, puisqu’il se trouvait en mer. Au large de Cannes et en train de se risquer à une partie de pêche avec un de ses fidèles amis. Le vent sifflait dans ses oreilles et on imaginait la brise lui fouetter le visage. On a donc attendu son retour sur la terre ferme pour tenter de rembobiner le film familial des dix ans du succès d’Andy Schleck dans le Tour 2010. Tour 2010 qui s’était terminé un 25 juillet…
Et sur le podium à Paris, Andy était monté avec son maillot blanc de meilleur jeune sur la deuxième marche du podium, installé à la deuxième place. Ce sera d’ailleurs le seul survivant, puisque ni Alberto Contador, en maillot jaune, ni Denis Menchov, troisième, ne résisteront à l’épreuve de l’antidopage. Ce n’est qu’en février 2012 qu’Andy Schleck sera considéré vainqueur de ce Tour de France 2010 où, longtemps, on crut qu’il avait pris l’ascendant sur l’Espagnol.
Jusqu’à la 15e étape où, vêtu de son maillot jaune, Andy Schleck attaqua dans le Port de Balès avant d’essuyer un saut de chaîne qui tourne encore en boucle sur YouTube. Contador, appuyé par son coéquipier Alexandre Vinokourov, plaça un contre assassin. À l’arrivée à Luchon, le coureur d’Astana reprendra le maillot jaune pour une poignée de secondes. Huit misérables secondes. Andy Schleck venait de perdre dans cette affaire 39 secondes. Le même nombre qu’à Paris, terme de la 21e étape.
Hormis dans l’avant-dernière étape, dans le chrono allant de Bordeaux à Pauillac, où Contador avait repris quelques secondes, les deux rivaux ne se seront pas quittés d’une semelle. Comme toujours, Johnny Schleck avait vécu ce feuilleton au plus près et on se souvient encore de son regard affolé lorsqu’au soir de la fameuse 15e étape, le 19 juillet 2010, il était venu rejoindre son fiston dévasté dans la zone protocolaire de l’arrivée à Bagnères-de-Luchon. Comme si l’ancien équipier de Jan Janssens et Luis Ocana chez Bic avait déjà deviné que les dés étaient jetés et que le sort avait choisi son camp. Sauf que…
Andy nous disait voici peu qu’il n’avait pas l’impression que dix ans s’étaient écoulés depuis le 25 juillet 2010, terme de ce Tour de France. Et vous ?
Johnny Schleck : Je dois dire que j’ai revu ces derniers mois beaucoup de rediffusions de ce Tour 2010. Mais pas seulement, puisque j’ai souvent revu également l’étape du Galibier en 2011. Ce n’est pas le temps qui a passé qui m’a marqué. Mais la place qu’Andy et Frank avaient fini par prendre. Dans le feu de l’action, on a suivi ça en étant aux premières loges, mais franchement, je n’avais pas perçu à quel point ils occupaient les premiers rôles.
Dans ce Tour 2010, qu’est-ce qui vous a marqué le plus ?
Ce sont ses victoires d’étapes à Avoriaz où il bat Sanchez et puis au Tourmalet, même si avec Contador, ils n’arrivaient plus à se séparer. À Avoriaz, j’y pensais depuis la veille. Je le sentais en grande forme et je me souviens lui avoir suggéré d’attaquer. Mais quand je l’ai vu avec Samuel Sanchez, je ne pensais pas qu’il le battrait au sprint. Pour le Tourmalet, c’était prévisible. Mais ce n’était pas non plus la grande bagarre entre les deux.
Andy a mis du temps, vu les circonstances, à savourer son succès obtenu sur tapis vert. Et vous, vous en pensez quoi ?
Cette victoire, on n’a pas pu la savourer à sa juste valeur. Je pense qu’il a mérité ce succès, mais ce n’est pas à moi de juger ça. En tout cas, ce n’est pas une victoire comme on aurait voulu l’avoir.
Vous en avez souvent reparlé avec Andy ?
Jamais, on n’en a jamais reparlé. D’abord, Andy comme Frank ne reparlent pas beaucoup de leur carrière. Ils sont souvent très occupés. Je pense qu’ils ne couraient pas après la popularité. Pour Andy, c’est passé comme ça. Longtemps, il a cru qu’il était deuxième puisque le déclassement de Contador fut prononcé en 2012.
Je suis fier, bien sûr. Je dis : « Mon fils, il a gagné. » Mais ce n’est pas une victoire comme les autres
Vous-même, vous y repensez souvent?
Je suis fier, bien sûr. Je dis : « Mon fils, il a gagné. » Mais ce n’est pas une victoire comme les autres. Lorsque je revois leurs exploits aujourd’hui, j’apprécie beaucoup mieux qu’à l’époque, où je trouvais ça normal. Cela paraît drôle, mais c’est comme ça. Mais je dois dire qu’en tant que père d’Andy et Frank, on me félicite encore maintenant. Je trouve parfois ça bizarre. Je pense aussi que le grand public a trouvé ça extraordinaire. J’ai regardé certaines rediffusions et j’avais des larmes dans les yeux.
Revenons sur le Tour de France 2010. Sur le terrain, Andy avait montré qu’il méritait de le remporter. C’est aussi votre avis ?
J’avais toujours dit qu’un des deux, Frank ou Andy, remporterait le Tour. Mais avec le recul, je me rends compte aussi que parfois, tout n’était pas parfait au niveau tactique. Et puis, il y a aussi le contexte de ce Tour de France 2010 avec l’annonce de la nouvelle équipe luxembourgeoise juste avant le Tour. Puis le clash entre Kim Andersen et Bjarne Riis. Ce n’était certainement pas la meilleure façon d’aborder la course. En 2008, lorsque Sastre a remporté son Tour de France, beaucoup d’observateurs avaient remarqué qu’Andy lui était supérieur mais qu’il avait été mal dirigé (NDLR : le technicien français Cyrille Guimard, ancien directeur sportif de Bernard Hinault, Laurent Fignon et Greg Lemond, l’avait assez largement évoqué dans nos colonnes). Certains avaient émis l’hypothèse que c’était une simple question de prime en interne, un succès de Sastre revenant moins cher. Je crois à cette hypothèse. Cela s’est vu d’ailleurs dans l’étape décisive de l’Alpe d’Huez. Andy et Frank avaient l’interdiction d’attaquer. En 2009, c’était pareil, lorsque Frank tentait de prendre une troisième place à la veille de l’arrivée à Paris. Si Andy était parti seul, il pouvait espérer renverser la situation et remporter le Tour. Mais la consigne lui était donnée de ne pas bouger…
En 2010, il y a également eu la chute de Frank sur les pavés en début de Tour. Qu’est-ce que sa présence aurait changé ?
Cette chute, ce fut très malheureux. Même si dans les Ardennes, ils avaient eu de la chance avec le peloton qui s’était lui-même neutralisé (dans l’étape de Spa). Mais avec les chutes, ils ont été vernis. Frank aurait pu avoir un palmarès plus grand sans sa malchance. Et puis, ensuite, je ne suis pas sûr que dans leur équipe tout le monde jouait le jeu à fond. On revoit certaines étapes où certains coureurs, pas tous bien sûr, font leur petite course. C’est mon avis et je ne leur donne pas tort non plus. C’est comme ça souvent dans le vélo.
On avait l’impression que la dispute n’en finirait plus. Ce n’était pas la meilleure ambiance pour remporter le Tour. Mais ça n’a pas empêché Andy de faire ce qu’il a fait
Pour cette édition 2010, le fait d’avoir annoncé juste avant le Tour qu’ils partaient pour la nouvelle équipe de Flavio Becca n’a-t-il pas favorisé une ambiance étrange dans l’équipe Saxo Bank ?
Sûrement, on avait l’impression que la dispute n’en finirait plus. Ce n’était pas la meilleure ambiance pour remporter le Tour. Mais ça n’a pas empêché Andy de faire ce qu’il a fait.
Est-ce que cela aurait été plus facile pour Andy de remporter le Tour dans une autre formation ?
Je ne dis pas ça non plus. L’équipe était bonne. Les discussions, ça arrive forcément dans toutes les équipes où il y a plusieurs coureurs capables d’être leaders. À moins de se trouver dans une équipe comme aujourd’hui Ineos, où les coureurs obéissent au doigt et à l’œil.
Sa bataille contre Contador avait duré longtemps en 2010…
Globalement, Contador était, je pense, un meilleur coureur. Mais cette année-là, Andy était peut-être plus fort que lui. Dans l’histoire du cyclisme, j’estime que Contador se trouve aux côtés de coureurs comme (Eddy) Merckx, (Jacques) Anquetil, (Bernard) Hinault, (Miguel) Indurain, un des meilleurs coureurs du monde.
Et l’épisode du Port de Balès, vous en pensez quoi aujourd’hui ?
Pfff… (il souffle). C’était triste mais on ne pouvait rien faire là. Qui pouvait donner un coup de main à Andy pour le sauver? Je ne sais pas…
Andy nous a dit qu’il n’avait jamais revu cette étape, et vous ?
Non, moi non plus, je ne l’ai pas revue. Je suis de l’avis de ceux qui disent que Contador n’aurait pas dû attaquer. Il l’a fait. C’était un vainqueur avant tout.
On retiendra d’ailleurs d’Andy ses nombreux duels avec Contador…
Oui, Contador lui-même a reconnu que son plus grand adversaire était Andy. Bon, avec le recul, je pense que mes fils ont fait une grande carrière. C’est comme dans un match de foot, tout le monde est d’avis qu’on aurait pu mieux faire. Andy a remporté un Tour. Moi, je suis très content des exploits de mes deux fils. Ils sont sortis sans trop de blessures de leurs carrières, ils sont installés, ont leur petite famille, tout se passe bien. Quand je regarde les courses, aujourd’hui, je suis tranquille.
Entretien avec Denis Bastien