Porter à l’écran les coulisses de l’industrie du cinéma est un vieux fantasme. Du classique intouchable Sunset Boulevard (Billy Wilder, 1950) à l’autobiographique (et à hauteur d’enfant) The Fabelmans (Steven Spielberg, 2022), en passant par 8 ½ (Federico Fellini, 1962), Singin’ in the Rain (Stanley Donen et Gene Kelly, 1952), The Artist (Michel Hazanavicius, 2011), Cinema Paradiso (Giuseppe Tornatore, 1989), ou, placés dans un écosystème différent, Boogie Nights (Paul Thomas Anderson, 1997) et Ed Wood (Tim Burton, 1994), une partie de ces «films sur les films» sont d’immenses lettres d’amour au septième art. D’autres sont écrites avec la plume trempée dans le vitriol : The Player (Robert Altman, 1992), Once Upon a Time in Hollywood (Quentin Tarantino, 2019), Les Acteurs (Bertrand Blier, 2000), Sogni d’oro (Nanni Moretti, 1983)… Entre ces deux extrêmes, la télévision s’est souvent emparée du sujet avec un penchant pour la raillerie, avec Entourage (2004-2011), série culte à gros budget sur l’ascension d’une bande de potes à Hollywood ou Extras (2005-2007), géniale sitcom de et avec Ricky Gervais qui suit le parcours professionnel d’un figurant cherchant à percer dans le métier, mais aussi The Franchise (2024), pénible satire siglée HBO sur le tournage d’un pseudo-Marvel.
«La raison qui m’a poussé vers ce métier est mon amour des films, mais j’ai peur que mon travail soit de les ruiner» : en une seule sentence, lucide et énoncée dès le premier épisode de l’excellente série Apple The Studio, Matt Remick (Seth Rogen) a résumé la problématique actuelle de toute l’industrie hollywoodienne du divertissement et d’un art soumis aux enjeux (donc aux contraintes) du capitalisme ultralibéral. C’est d’ailleurs moins de celle-ci que la série nous invite à rire que de ce personnage paumé, un faux candide propulsé à la tête du studio Continental, et de son équipe d’«underdogs» absolument pas préparée à affronter les exigences et le narcissisme de cet univers impitoyable.
Le long d’une saison, des plateaux de tournage aux cérémonies officielles, des réunions de production aux guerres de bureau, Matt est scruté de près; son stress, qu’il essaie de cacher sous une façade maladroitement cool, est trahi par une caméra à l’épaule intenable et les sursauts de batterie jazz qui forment une bande son toujours en alerte. Cette figure paradoxale de producteur amoureux des films, qui aime à se rêver en artiste (souvent au mépris de tous), doit jongler avec bien des embrouilles : celles qui concernent la situation de son studio, vieux totem d’Hollywood en mauvaise passe et symbole d’une industrie déclinante livrée aux requins de la tech (on pense à Amazon, qui a racheté MGM, ou… Apple, premier A dans «GAFA», qui a les faveurs de Martin Scorsese). Mais aussi et surtout les siennes, qu’il provoque souvent seul, mais qui déclenchent automatiquement une chaîne de catastrophes. Au fond, il est un homme lambda, dont on réalise, malgré son expérience, qu’il ne vit son métier qu’à travers le fantasme que lui ont renvoyé, toute sa vie, les films. Et finit toujours à côté de ses pompes.
Derrière les rires gras, bêtes ou gênés, The Studio analyse finement le système hollywoodien
Qu’il gâche le tournage d’un plan séquence crucial dans un film indépendant, qu’il approche Martin Scorsese pour lui confier la réalisation du prochain film grand public qui vise le succès de Barbie, ou qu’il doive rendre un feedback difficile au réalisateur Ron Howard, Matt veut toujours (trop) bien faire. Il n’est pas plus sauvé par ses collègues, aussi déjantés les uns que les autres : Sal (Ike Barinholtz), vice-président de Continental et archétype du producteur hyperactif chargé à la coke, Quinn (Chase Sui Wonders), l’ancienne assistante qui entend creuser son propre sillon, et Maya (Kathryn Hahn), cheffe du marketing et bombe humaine à retardement. Intarissable source de fous rires (l’épisode avec Ron Howard, celui de la guerre de pouvoir entre Sal et Quinn et celui du casting «qui ne veut offenser personne» pour The Kool-Aid Movie, d’après une marque de soda souvent associée à la communauté afro-américaine, sont des pépites), la troupe est tout aussi géniale face aux nombreux guests qui jouent habilement avec leur image (Zoë Kravitz, Anthony Mackie et Olivia Wilde, parmi tant d’autres, sont hilarants), et un Bryan Cranston tout en bijoux dans le rôle du big boss de Continental.
Les réalisateurs, Seth Rogen et Evan Goldberg, aussi cocréateurs et coscénaristes (avec Peter Huyck, Alex Gregory et Frida Perez), avaient déjà imaginé l’anéantissement de la grande société hollywoodienne sur le mode de la farce potache (This Is the End, 2013). The Studio garde forcément des traces de leur humour de prédilection – quand la bande-annonce d’une comédie d’horreur ridiculise la réputation de Matt ou quand, dans le double épisode final, une importante présentation est compromise par un buffet de champignons hallucinogènes –, mais n’en livre pas moins, derrière les rires gras, bêtes ou gênés, une fine analyse du fonctionnement du système de l’usine à rêves. C’est ce que l’on voudra voir dans le dernier regard de Matt Remick, ses yeux exprimant autant le triomphe que la défaite, la satisfaction comme la honte : l’éternel dilemme de l’homme «simple» pour la survie de ses idéaux.
The Studio de Seth Rogen et Evan Goldberg
Avec Seth Rogen, Catherine O’Hara, Ike Barinholtz…
Genre comédie
Durée 10 x 30 minutes – Apple TV+