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[Critique série] «The Bear», cauchemar en cuisine


Les liens familiaux sont la clef de cette série toujours stressante, parfois très drôle et souvent émouvante. (Photo : FX)

The Bear, de Christopher Storer. Avec Jeremy Allen White, Ebon Moss-Bachrach, Ayo Edebiri… Genre : comédie dramatique. Durée 8 x 30 minutes. À voir sur Disney+.

C’est dans le catalogue de Disney+, au milieu de l’inarrêtable avalanche de séries déviées des franchises Marvel et Star Wars, que l’on trouve l’un des plus beaux joyaux télévisuels de l’année. The Bear n’aurait pas pu trouver meilleur titre : de loin, l’objet impose une majesté et une douceur qui émerveillent; de près, une attaque sans pitié réfrène nos envies de câlins, qui traduit à l’écran l’épuisante réalité du monde de la restauration.

Ce n’est pas la première fois que les coulisses de la cuisine intéressent le cinéma ou la série, mais jamais le résultat n’aura été aussi immersif qu’ici.

Il faut parfois revenir à l’intérieur du cocon familial pour comprendre les enjeux essentiels de la vie. Le chemin de la maison est celui qu’a choisi Carmy Berzatto (Jeremy Allen White), jeune chef qui a brillé dans les prestigieuses cuisines de Noma, à Copenhague (cinq fois élu «meilleur restaurant du monde»), de The French Laundry, en Californie, ou encore de l’Eleven Madison Park, à New York, et qui a tout plaqué après le suicide de Michael, son frère, pour reprendre la sandwicherie familiale.

Celui qui jusqu’alors ne s’était strictement occupé que de cuisine, doit s’improviser couteau suisse pour diriger The Original Beef of Chicagoland. Et si Carmy a également hérité d’un personnel fidèle et dévoué – à défaut d’être toujours facile à vivre –, c’est encore sur ses épaules que retombe la dette de 300 000 dollars qu’il va devoir rembourser…

Les cuisines de restaurants semblent n’avoir plus aucun secret pour le créateur et coréalisateur de la série, Christopher Storer, qui a produit de nombreux documentaires culinaires; en guise d’ouverture de sa série, il lâche le spectateur dans l’enfer du «rush» de midi, entre commandes erronées, problème de viande, factures impayées…

Autant de problèmes que Carmy doit gérer sans oublier l’essentiel : sa présence en cuisine et la préparation des sandwichs. Il est clair que le «Beef» a besoin d’un peu de réorganisation pour coller à la vision du nouveau propriétaire, ce qui ne manque pas de taper sur le système de certaines fortes têtes, dont le «cousin» Richie (Ebon Moss-Bachrach), ami d’enfance des Berzatto et gérant de la boutique, et la cuisinière Tina (Liza Colón-Zayas), qui refuse de baisser sa garde face à celui qui reste, pour elle, le petit nouveau.

Pour remettre de l’ordre dans la confusion, Carmy engage l’ambitieuse Sydney (Ayo Edebiri) qui, à son tour, verra ses nerfs mis à rude épreuve.

Réalisée sans artifices, The Bear est un modèle dès lors qu’elle dépeint les coulisses ultrastressantes du monde de la restauration : le montage est nerveux, les plans très serrés, et la caméra semble devoir lutter pour se frayer un chemin au milieu d’un chaos parfaitement chorégraphié. On n’a de répit que lorsque quelqu’un s’octroie une pause clope ou qu’on sort du restaurant.

À ce titre, on conseille de ne regarder l’avant-dernier épisode, un plan séquence de vingt minutes (on pense, sur le même thème, à l’époustouflant Boiling Point, de Philip Barantini, qui sortira mercredi au cinéma), qu’après avoir pris vos anxiolytiques.

En tant que cuistot, Carmy a grandi dans l’environnement toxique de la haute cuisine, où le harcèlement était de rigueur, et se jure de ne pas reproduire les mêmes erreurs. Quand bien même tous les employés se donnent du «chef» entre eux, en signe de respect, il lui sera difficile d’échapper aux travers qui ont accompagné sa formation. Surtout quand il doit gérer les rivalités entre ses employés (notamment entre Tina, qui a l’expérience, et Sydney, qui a la niaque)…

Derrière l’aventure culinaire, c’est une bouleversante histoire de famille qui est déployée au long de cette première saison courte (quatre heures en tout) mais intense. L’arrivée de Carmy au «Beef» est engendrée par la perte d’un frère, que Richie et Tina pleurent autant que lui – ce qui explique en partie leur réticence face aux idées du nouveau chef.

Puis il y a Sugar (Abby Elliott), la sœur Berzatto, qui ne veut pas entendre parler de la sandwicherie mais qui compte néanmoins sur Carmy pour faire le deuil de ce frère qui a dédié sa vie à la cuisine, quitte à sombrer dans la folie. Le «Beef» devient ainsi une seconde famille pour Carmy, qui parvient – au même titre que ses visites aux Al-Anon, où il se livre sur les addictions à Michael – à le faire avancer.

Les liens familiaux sont la clef de cette série toujours stressante, parfois très drôle et souvent émouvante

Les liens familiaux, propres comme figurés, sont la clef de cette série toujours stressante, parfois très drôle et souvent émouvante : ils ont le pouvoir d’engendrer puis de débloquer les conflits. C’est évident dans le cas du très attachant Marcus (Lionel Boyce), le pâtissier solitaire qui, animé par la vision de Carmy, se lance dans la quête du donut parfait.

En termes de qualité d’écriture, de réalisation et d’interprétation (avec, tout en haut, un Jeremy Allen White magistral), The Bear parvient sans difficulté à se placer parmi les meilleures séries de l’année. Une nouvelle preuve qu’être estampillé FX est gage de grande qualité, comme l’est Atlanta, une autre pierre angulaire de la télé actuelle.

Comme cette dernière, d’ailleurs, The Bear dresse en filigrane le portrait d’une ville noble mais cabossée : ici, Chicago, métropole un peu oubliée mais où règne le sens de la famille. Une ville où l’on peut vendre de la coke au calme sur un parking et où les derniers mafieux traînent dehors, flingue à la ceinture, en attendant leurs sandwichs.

Une ville où, comme pour le menu du «Beef», le changement doit venir des vrais Chicagoans pour résister à la gentrification et rester authentique.