Adaptant son propre film de 1996, Olivier Assayas entend bien disposer de toute sa liberté pour en faire une œuvre totale et ultramoderne.
« Je ne fais pas de la télévision, moi, je fais du cinéma! » Voilà l’une des mille – gentilles – provocations sorties de l’imagination débordante d’Olivier Assayas, qui replonge dans l’univers de son film culte Irma Vep (1996) en format long. La dernière fois, c’était pour Carlos (2010), époustouflante biographie «bigger than life» du terroriste vénézuélien, pensée et produite pour le cinéma, mais dont la durée de 5 h 30 avait poussé le coproducteur et distributeur, Canal+ à diffuser l’œuvre sur petit écran, en trois parties, réservant à la salle de cinéma un montage plus court de moitié.
Dès lors, l’ancien des Cahiers du cinéma devenu l’un des réalisateurs français les plus sous-estimés en son pays avait juré de ne plus se laisser avoir… Mais le jeu de frontières entre les genres et les formats a toujours fait partie de sa nature; alors, quand la chaîne américaine HBO, en association avec les «boss» du cinéma indépendant d’outre-Atlantique A24 (The Lighthouse, Midsommar, Uncut Gems…), lui commande une minisérie qui serait un remake d’Irma Vep (visible au Luxembourg sur BeTV), Olivier Assayas entend bien disposer de toute sa liberté pour en faire une œuvre totale et ultramoderne.
Une nouvelle version vertigineuse
Le cinéaste reprend fidèlement l’histoire du film sorti il y a 26 ans, dans lequel Maggie Cheung jouait son propre rôle, celui d’une célèbre actrice chinoise venue tourner à Paris dans l’adaptation du chef-d’œuvre du muet Les Vampires (Louis Feuillade, 1916), sous la direction du réalisateur et névrosé total René Vidal, incarné par Jean-Pierre Léaud, et qui se perd peu à peu dans son personnage, celui d’Irma Vep, la cheffe des vampires.
Cette nouvelle version, vertigineuse, multiplie la mise en abyme, et c’est aujourd’hui Mira Harberg (Alicia Vikander), vedette de blockbusters fatiguée de l’usine à fric hollywoodienne, qui vient opérer un changement de carrière radical dans la capitale française. C’est à elle, l’actrice qui vient de choquer le monde entier en émasculant son mari à l’écran – dans son dernier film, pas terrible – que René Vidal (Vincent Macaigne) offre le rôle d’Irma Vep, dans une adaptation des Vampires en série…
Une satire du cinéma indépendant
Impossible de dire à quel point Irma Vep – le personnage, le film d’origine et son actrice tout à la fois – a hanté l’esprit d’Olivier Assayas ce dernier quart de siècle, lui qui s’est aventuré dans des projets toujours plus éloignés et ambitieux. Le fait que le cinéaste ne soit pas lui-même à l’origine de ce projet pourrait offrir un élément de réponse.
Mais s’il peint une nouvelle satire, jamais méchante mais toujours très profonde, du milieu du cinéma indépendant, le format sériel lui donne l’opportunité d’étendre sa réflexion à la situation actuelle du secteur, en prenant en compte son évolution depuis le film d’origine : l’hégémonie des séries, puis des plateformes de streaming (dans une discussion que l’on surprend en cours de route, on argue que depuis ses débuts, le cinéma, avant d’être un art, n’est guère que du «contenu»), le féminisme et les changements amenés par le mouvement #MeToo…
Le fait que Les Vampires, réalisé il y a plus de 100 ans, était déjà une œuvre imposante découpée en dix épisodes (toutes les deux semaines, on allait au Gaumont, voir la suite du «feuilleton cinématographique») et que son Irma Vep originelle, Musidora, était la première «vamp» du septième art, et l’une des toutes premières réalisatrices femmes, étaye le propos. Et Assayas de tisser des liens sur un siècle de cinéma et de rapport entre l’art et l’évolution de la société, laissant le spectateur en tirer ses propres conclusions.
Une satire du monde du cinéma où une irrésistible galerie de personnages gravite autour de deux êtres en quête de sens, sublimes et sensibles
Le réalisateur a toujours été très au fait des transformations artistiques, économiques et sociales du cinéma; c’est donc en fin observateur qu’il met ses personnages, finement croqués, en situation dans ces coulisses d’un film dans le film chimérique. La galerie, irrésistible, comprend une rock star allemande extravagante et addict au crack (Lars Eidinger), un acteur capricieux (Vincent Lacoste, hilarant quand il doit jouer le pendu ou lorsqu’il demande une scène de sexe supplémentaire pour «mieux comprendre les motivations» de son personnage…), un producteur aussi professionnel qu’impatient (Alex Descas), une envoûtante costumière (Jeanne Balibar), une «assistante réal’» déconsidérée (Nora Hamzawi) ou encore le très riche financeur de la série (Pascal Greggory), dont le véritable intérêt est de garder Mira sous la main pour lui proposer de devenir l’égérie de son prochain parfum…
Deux être en quête de sens
Tout ce petit monde gravite autour de deux êtres en quête de sens, sublimes et sensibles. D’un côté, René Vidal qui, sous les traits de Vincent Macaigne, devient le double d’Olivier Assayas (ce qu’était loin d’être le Vidal de 1996). Le vrai cinéaste utilise le faux comme le catalyseur des fantômes du passé, qui vont vampiriser, véritablement, la série dès sa seconde moitié : les images du premier Irma Vep se superposent aux nouvelles, Assayas tourne au millimètre près des plans du film d’origine avec son nouveau casting, et le spectre de Maggie Cheung (qui a été l’épouse d’Assayas) plane au-dessus de l’œuvre.
Jusqu’à ce que Musidora, Maggie Cheung, Mira et toutes les Irma Vep, réelles ou fantasmées, depuis un, 25 ou 100 ans, se confondent dans la seule présence féline et faussement secrète d’Alicia Vikander. Car elle, de l’autre côté, dans la peau de Mira (un double d’elle-même, là aussi) ou dans le costume d’Irma, transforme chacune de ses apparitions en un moment de béatitude. Son éternel sourire, masque lumineux qui affirme sa force, cache en réalité ses blessures. Si le cinéma est une prison – et entendons par «cinéma» cette série, qui refuse allègrement de se plier aux conventions du format –, on se réjouit à l’idée de pouvoir visiter à l’infini Alicia/Mira/Irma dans sa cellule de celluloïd.