Série des frères Vega, El día de mi suerte met en lumière, à travers la vie d’un homme insipide, les troubles de l’histoire récente d’un pays que l’on connaît mal.
C’est quatre ans après sa diffusion sur l’antenne péruvienne du réseau Movistar que nous arrive cette minisérie déjantée qui est comme chez elle dans la ligne éditoriale d’Arte. Dans un pays où la production audiovisuelle est faible, et dont l’exportation est rare, voire inexistante, c’est déjà une curiosité en soi. Ses pilotes, les frères Diego et Daniel Vega, sont un précieux exemple de réussite dans le pays, capables de décrocher le prix du jury Un certain regard à Cannes avec leur premier film autoproduit (Octubre, en 2010), comme de goûter au confort promis par les gros budgets de Netflix en réalisant des épisodes de la série El Chapo. Eh bien, El día de mi suerte, à tous points de vue, place son curseur quelque part entre ces deux extrêmes – à moins qu’il en soit un troisième…
On sait que depuis Chaplin, le personnage du sosie placé au cœur d’une intrigue politique est un lieu commun du cinéma. Le titre français sous lequel Arte distribue la série, Le Chanteur et le dictateur, est par ailleurs exagéré : on y voit bien la rencontre entre l’un et l’autre, avec le twist comique que le chanteur est remplacé par son sosie, mais elle est anecdotique en regard de la richesse de cette tragicomédie de trois heures.
«Bientôt viendra mon jour de chance»
El día de mi suerte, le titre original qui signifie «mon jour de chance», rend certes hommage à l’un des titres iconiques de la star portoricaine de la salsa, Héctor Lavoe, surnommé «le chanteur des chanteurs» et moitié d’un duo mythique des années 1970 avec le tromboniste Willie Colón; il encapsule aussi parfaitement le destin endiablé réservé au protagoniste, sosie de Lavoe dans le Pérou de 1986.
Car tout fout le camp dans la vie de Toño (Lucho Cáceres). Comme dans son pays, d’ailleurs, placé sous couvre-feu et en proie à une crise économique sans précédent. Professeur à domicile depuis que les écoles sont fermées, Toño fait comme il peut, mais entre son divorce et les visites à l’asile pour voir sa sœur, il est à bout. S’il garde la pêche, c’est parce que tous les soirs, il enfile son costume de scène et ses lunettes fumées et chante avec ses musiciens les plus grands succès d’Héctor Lavoe. Quand il entend la star chanter «Bientôt viendra mon jour de chance», Toño sait qu’il s’adresse à lui. Et quand on annonce la venue du salsero pour une série de concerts à Lima, son plus grand fan va tenter de forcer leur rencontre. En s’attirant un paquet d’ennuis…
Les aventures rocambolesques de Toño, ringard originel, télescopent sa trajectoire de vie comme une réaction providentielle à la situation précaire du pays
Les aventures rocambolesques de Toño, ringard originel, télescopent sa trajectoire de vie comme une réaction providentielle à la situation précaire du pays. Sa sœur est peut-être folle, mais Toño voit lui aussi les signes qui se présentent à lui, annonciateurs d’un changement de vie. Il se confie à Héctor Lavoe (Leónidas Urbina) à ce sujet, et se fait tout de suite comprendre : le chanteur est connecté aux êtres galactiques, et on dit de lui qu’il est un sorcier… Leur rencontre s’est faite à la suite d’un service rendu à la star par son imitateur : dans le costume de Lavoe, Toño est allé rencontrer le chef de l’État, caricature du véritable Alan Vega qui a plongé le Pérou dans la pire crise économique et sociale de son histoire.
Et pour le remercier, le salsero a invité Toño à braver le couvre-feu et à partager avec lui une soirée dopée à l’élixir chamanique. Mais Lavoe, aussi connu pour ses addictions et penchants suicidaires, ne réapparaît pas le lendemain, à 48 h de son dernier concert. Les choses se compliquent ? C’est peut-être l’occasion dont Toño rêvait : ne plus «faire» Héctor Lavoe, mais être Héctor Lavoe.
«Vive la salsa !»
Portée par les cuivres endiablés et les rythmes ardents du plus grand chanteur de salsa de tous les temps, la série construit ses thèmes – sociaux, spirituels et philosophiques – à partir des paroles d’Héctor Lavoe, que l’on entend toujours comme un écho passé ou futur aux succès et aux obstacles du protagoniste. El día de mi suerte est un très bel hommage à sa musique, bande originale de la vie d’un homme insipide qui attend de se révéler à lui-même. À travers lui, on découvre les troubles de l’histoire récente d’un pays que l’on connaît mal, et l’on comprend jusqu’à ses subtilités, grâce à un humour décalé qui fait beaucoup sourire.
Les frères Vega embarquent avec panache le chanteur et son imitateur dans toutes les fantaisies, secondés par une galerie de personnages délirants. Et si l’on devait retenir un commentaire politique de cet ovni, ce serait la réponse que reçoivent de dangereux détenus, révolutionnaires extrémistes, de la part d’un autre groupe de criminels avec qui ils partagent difficilement la cour de leur prison. «Vive la révolution !», hurlent les uns; pour les autres, c’est «vive la salsa!».
El día de mi suerte de Diego Vega et Daniel Vega, Avec Lucho Cáceres, Leónidas Urbina… Genre comédie dramatique. Durée 4 x 45 mn – À voir sur Arte