Qu’il est loin le temps où l’on parlait de Charlie Brooker comme d’un Nostradamus du XXIe siècle…
Douze ans déjà nous séparent de The National Anthem, le premier épisode – jamais égalé – de sa série anthologique Black Mirror, qui fait la satire des nouvelles technologies en examinant les dérives des usages qu’en font leurs utilisateurs, jusqu’à l’influence des machines elles-mêmes sur la nature humaine (le «miroir noir» étant l’écran d’un smartphone, d’une tablette ou d’une télévision qui, éteint, nous renvoie notre propre image vidée de toutes ses couleurs). Dans ce premier épisode, le Premier ministre britannique est victime d’un maître chanteur qui l’oblige à avoir un rapport sexuel avec un cochon, acte qui doit être filmé en direct et retransmis à la télévision. L’idée de falsifier la vidéo à l’aide d’effets numériques est vite abandonnée, car pas assez précise pour respecter les règles exigées.
Si le choc éprouvé devant le scénario de cette histoire reste entier, la démocratisation en cours de l’intelligence artificielle – que même Disney et Marvel viennent d’utiliser pour créer le générique de leur série Secret Invasion – le rend quelque peu obsolète. Sans mentionner la pandémie, l’explosion du streaming et des cryptomonnaies, la mise en place du «crédit social», en Chine, dont Black Mirror avait déjà fait le concept de l’épisode Nosedive, en 2016… Dans un monde où la réalité a rattrapé la dystopie, on est en droit de se demander si Black Mirror, aujourd’hui, a encore du sens.
La question est vite balayée après quelques minutes du premier épisode de cette sixième saison, sortie après une pause de quatre ans. Joan Is Awful nous montre une scène ordinaire : Joan (Annie Murphy) et son petit ami passent en revue les nouveaux programmes de Streamberry, un service de streaming dont l’interface et le logo sont calqués sur ceux de Netflix (qui produit Black Mirror depuis 2016), pour y découvrir une nouvelle série racontant la vie de Joan telle qu’elle s’est déroulée le jour même, à la différence que le personnage est décrit comme un monstre (la protagoniste s’entendra dire que les gens s’identifient plus facilement à un personnage qui se déteste). Avec un humour qui fonctionne et une flopée de «guest stars» (dont Salma Hayek dans le rôle de la Joan de fiction), Charlie Brooker – qui signe, comme à son habitude, le scénario de chaque épisode de cette saison 6 – ne cherche plus à entrevoir le futur vers lequel l’usage arbitraire des technologies nous dirige : il admet que l’on est déjà dedans. Et s’amuse des conditions d’utilisation des sites web que l’on accepte sans les lire, des zones grises du droit à l’image et des performances spectaculaires de l’intelligence artificielle. Black Mirror, c’est maintenant.
Car, oui, même une série qui a marqué – voire conditionné – une époque finit un jour par être dépassée : combien de fois a-t-on dit ou entendu d’une invention ou d’une avancée technologique qu’elle semblait «tout droit sortie de Black Mirror»? Charlie Brooker glisse ainsi sans le dire une fournée de cinq épisodes dont le plus «futuriste», Joan Is Awful, se déroule dans notre présent. Et, pour trois d’entre eux, ils se tournent carrément vers le passé. Celui qui encapsule le mieux l’esprit de la série s’intitule Beyond the Sea et se déroule dans une version alternative de l’année 1969 : deux astronautes en mission dans l’espace (Aaron Paul et Josh Hartnett) poursuivent leur vie sur terre en transférant leur conscience dans des robots fabriqués selon leur apparence et vivant avec leur famille, jusqu’à ce qu’un drame remette en question leur vie, là-haut comme ici-bas. Dans un esprit similaire à The Entire History of You (saison 1, épisode 3), Beyond the Sea marque une pause dans cette saison en surfant sur la vague de la tristesse et de la poésie dont la série s’est fait, à l’occasion, une spécialité. Si l’épisode est superbement réalisé et offre d’excellents rôles à deux acteurs en perte de vitesse, l’absence de tout commentaire social ou politique (une première) reste un mystère…
Black Mirror est mort, vive Black Mirror!
La suite est encore plus surprenante : pour ses deux derniers épisodes, Mazey Day et Demon 79, Black Mirror bascule dans l’horreur pure. Charlie Brooker renie-t-il l’esprit initial de sa série ou cherche-t-il à la faire évoluer dans une autre direction? Un peu des deux, sans doute. Demon 79, réalisé dans l’esprit des productions Hammer tardives (celles qui mélangeaient horreur gothique, érotisme et humour), introduit même un nouveau label axé sur l’horreur, «Red Mirror», dont on peut facilement imaginer qu’il sera bientôt décliné en série… Sorti de son contexte, il s’agit là du meilleur des cinq nouveaux épisodes, quoiqu’il n’y subsiste plus rien de Black Mirror, sauf une fin drôlement nihiliste, laissant le spectateur faire ce constat définitif : Black Mirror est mort, vive Black Mirror!
Chacun à sa façon, les épisodes Joan Is Awful, Loch Henry (une plaisante mais prévisible parodie de «true crime») et Mazey Day font survivre l’esprit moribond de l’anthologie de Charlie Brooker en livrant un commentaire amer sur les médias de masse. Le streaming, dans les deux premiers épisodes, est particulièrement visé. Et Netflix de s’amuser à créer le site de Streamberry, sur lequel chacun peut «uploader» une photo de soi et découvrir l’affiche de la série sur sa propre vie, à la Joan Is Awful; au Royaume-Uni, Netflix a même fait apparaître certaines d’entre elles sur des panneaux publicitaires, à des fins de promotion pour cette saison 6. Encore mieux que la réalité dépassant la dystopie : la réalité dystopique transformée en spectacle. Puisqu’on vous dit que Black Mirror, c’est maintenant!
Black Mirror (saison 6) de Charlie Brooker
Avec Annie Murphy, Aaron Paul, Zazie Beetz…
Genre science-fiction / horreur
Durée 5 épisodes, de 43 à 79 minutes
À voir sur Netflix