Retrouvez notre critique de Pavements, le nouveau film d’Alex Ross Perry.
En guise de première image, sur un fond bleu d’une autre époque, un avertissement : «Vous savez que les histoires que vous entendez ne concordent jamais». L’expression est tirée d’une chanson, Frontwards. L’auteur : Pavement, défini ici comme «le groupe le plus important et le plus influent du monde». Pour soutenir le pompeux qualificatif, les archives ramènent à un concert, où, sur scène, le leader Stephen Malkmus hésite à entamer tel ou tel morceau, qu’il considère tous «merdiques».
Une discussion irréelle débute alors avec les musiciens. Le public, lui, attend, médusé. Pas vraiment sérieux pour une formation de cette trempe… Elle est pourtant au centre d’un film signé Alex Ross Perry qui, calé sur cette étrange entame, va alterner les contradictions, le vrai et le faux, la fiction et le documentaire. Objectif avoué : remettre en cause l’exercice convenu et paresseux du biopic hagiographique, et par là même, célébrer comme il se doit un groupe qui n’a jamais rien fait comme les autres.
À ce stade, des présentations s’imposent. Direction le début des années 1990 : à l’époque, le rock, bouillonnant, s’offre de multiples liftings et construit des mythes à la pelle, portés aux nues par MTV et consorts. Le metal se déchire entre Metallica et Guns N’ Roses, le trip-hop de Bristol envoûte avec son électronique plombante (Massive Attak, Portishead), la britpop dévoile ses premiers bourgeons (Blur, Oasis), la guitare offre de belles promesses (PJ Harvey, Radiohead, The Smashing Pumpkins) et le grunge emballe le tout (Nirvana).
Paresseux mais diablement efficace
Au milieu de la mêlée va surgir un groupe qui ne correspond pas aux standards. Un quintette originaire de Stockton (Californie) composé de sales gosses qui, entre 1989 et 1999, va sortir cinq albums qui lui ressemblent : en surface, des mélodies enjôleuses et derrière, un appétit pour les accords anticonformistes, les sons abrasifs et de qualité douteuse, les textes ironiques (voire occultes). Bref, un chaos qui, surmonté de nonchalance et de provocation, va se trouver un doux nom : le slacker rock (rock de «branleurs»).
Paresseux, peut-être, mais diablement efficace : en une décennie et trois disques devenus majeurs – Slanted and Enchanted (1992), Crooked Rain, Crooked Rain (1994) et Wowee Zowee (1995) –, Pavement va s’imposer comme un groupe culte, avec ce petit truc en plus qui le distingue des autres : celui d’être honnête, comprendre rester sourd aux chants de l’industrie musicale et du capitalisme. De quoi se constituer une armée de fidèles, toujours aux premières loges à l’occasion de leur double reformation, en 2010 et 2022.
D’ailleurs, c’est cette dernière tournée qui va servir de fil rouge à Alex Ross Perry (Her Smell, Listen Up Philip) pour dérouler ses intentions, de façon classique lorsqu’il remonte l’Histoire, raconte l’époque des fanzines, revient au premier titre (You’re Killing Me) et à la rencontre avec Sonic Youth, prend place dans des salles minuscules ou dans les stades, comme à Lollapalooza en 1995 quand Pavement, tête d’affiche, sa barre après s’être fait canarder de boue par les spectateurs. Furieux, le guitariste Scott Kannberg les insulte, leur fait des doigts d’honneur et leur montre ses fesses.
Un bon film sur un groupe de rock, ça existe?
Oui, Pavement a de l’ego, comme la fois où le responsable de la maison de disques Matador va voir Stephen Malkmus pour lui dire que Nirvana les veut sur scène, ce à quoi le leader va répondre : «Oui, mais qui va jouer en premier?». Ou quand il s’étonne de cet album à «trois faces», la quatrième étant entièrement silencieuse… Des concerts aux entretiens tirés des archives, Pavements aurait pu rester dans les clous. C’est oublier que le titre porte un «s» en plus, et c’est là que tout se brouille et se corse.
En effet, le documentaire va se mélanger à d’autres projets, qui vont s’entremêler et se répondre : la création d’un musée itinérant à la gloire du groupe, d’une comédie musicale et d’un film (Range Life). Dans ce collage expérimental où seules les chanson servent de liant, on commence à douter de tout et à se demander si tout ça n’est pas finalement qu’une vaste blague. Précision : le musée éphémère existe bien, tout comme le «musical», ce qui n’est pas le cas du long métrage, totalement inventé même si des acteurs réputés jouent le jeu (Joe Keery, Jason Schwartzman).
Un objet inclassable et déstabilisant
Hybride, à la fois parodique et sérieux, Pavements joue avec le ton, les formes (l’écran se divise parfois en deux), la chronologie et les genres, tout en questionnant en parallèle la création musicale et la fabrication des légendes. L’exercice, plein d’espiègleries et de ratures, est comme son modèle : pas sérieux pour un sou, et très second degré. Il a aussi ses bons moments, notamment quand il se moque des méthodes de l’Actors Studio, avec Joe Keery qui cherche à imiter la diction de Stephen Malkmus, jusqu’à ne plus retrouver la sienne. Et c’est quoi ce vieil ongle de l’ancien batteur, exposé sous verre telle une relique?
Présenté à la Mostra de Venise, l’objet, inclassable et déstabilisant, a le mérite de montrer que l’on peut s’affranchir des codes cinématographiques pour en inventer de nouveaux. Quant à savoir si Pavement est vraiment le «meilleur groupe du monde», on laisse la conclusion à un de ses musiciens qui raconte que la musique doit rester quelque chose de «simple et profond». À ce jeu, c’est vrai, le groupe ne souffre d’aucune concurrence.
Pavements d’Alex Ross Perry avec Stephen Malkmus, Joe Keery, Jason Schwartzman… Genre biopic. Durée 2 h 08. MUBI