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[Critique Cinéma] «Nickel Boys» : le racisme vu de l’intérieur


(photo DR)

Il est étonnant, pour ne pas dire regrettable, qu’un film nominé aux Oscars, qui se déroulent dimanche, ait eu si peu d’exposition.

Sorti discrètement en décembre dernier aux États-Unis, il figure pourtant en bonne place sur le tapis rouge parmi les jolies réussites de 2024 (Anora, The BrutalistEmilia Perez…). Malgré tout, quatre jours avant une éventuelle statuette dorée, Nickel Boys doit se contenter d’une diffusion en streaming, sur Amazon Prime Video, alors qu’il méritait les honneurs du grand écran, ne serait-ce en raison de son format, singulier, et de son approche, expérimentale.

En creusant un peu, et en remontant à sa genèse, il y avait moyen d’anticiper à minima le résultat. Au départ, il y a déjà le livre de Colson Whitehead, considéré par le Times comme «l’un des plus grands écrivains américains vivants». À son compteur en effet, deux prix Pulitzer, dont le premier obtenu pour Underground Railroad (2016), déjà adapté pour Amazon, en série, par Barry Jenkins (a qui l’on doit Moonlight). Ce coup-ci, à la réalisation, on trouve RaMell Ross, connu lui pour un documentaire de 2018, Hale County This Morning, This Evening, lui aussi retenu à l’époque pour les Oscars. Autant de talents réunis autour d’un thème commun : la condition des Afro-Américains.

Sur le sujet, les États-Unis, toujours en proie aux tensions raciales, collectionnent les sombres histoires dont celle de la Dozier School for Boys, établissement scolaire qui a accueilli des garçons «à problèmes» durant plus d’un siècle d’activité. Fermée en 2011, on y retrouvera l’année suivante de nombreuses tombes anonymes, creusées sur le vaste terrain de l’école. Un glaçant fait divers qui, en fiction, s’implante à Tallahassee (Floride) dans les années 1960, et s’incarne à travers deux personnages : Elwood Curtis (joué par Ethan Herisse) et Jack Turner (Brandon Wilson).

 

Le premier, garçon sans souci promis à un brillant avenir, est arrêté pour une infraction qu’il n’a pas commise. Il rencontre le second, plus cynique et débrouillard que lui, à la Nickel Academy, où l’on redresse les jeunes à coups de brimades, de privations et de travail forcé. Et parfois, quand les coups ne suffisent pas, c’est «l’enfer» qui leur est promis, au point que certains disparaissent la nuit sans laisser de trace… Devant les injustices et autres tortures, pratiquées dans ce qu’ils appellent la «Maison-Blanche», ils vont ensemble tenter de survivre aux abus et aux méthodes violentes de l’école et de ses administrateurs corrompus.

Une œuvre aussi bien sensorielle que narrative

Comme d’autres films qui ressortent du placard les cauchemars de l’Amérique dans ce qu’elle a de plus ségrégationniste, Nickel Boys est évidemment une oeuvre politique. Remettant en lumière (et en mémoire) la vie des Afro-Américains sous les lois Jim Crow, où «le moindre dérapage coûte cher», elle y glisse, à travers des archives (vidéos, photos…), des figures célèbres de la cause noire à l’instar de Martin Luther King ou de l’acteur Sidney Poitier dans The Defiant Ones (1958). Mais le réalisateur RaMell Ross le fait avec subtilité et par petites touches. Comprendre que ces références de poids n’alourdissent en rien le récit, porté du début à la fin par sa façon de filmer, en mode caméra subjective.

En effet, racontée au départ depuis les yeux d’Elwood Curtis, enfant puis adolescent, l’histoire se déroule aussi à travers ceux de Jack Turner (en dehors de séquences où le personnage principal, devenu adulte, est montré de dos). Sans prévenir, les points de vue s’enchainent, s’entremêlent et se répondent, toujours dans cette volonté, chevillée au corps, de proposer une œuvre aussi bien sensorielle que narrative.

Et s’il est bien question de violence, celle-ci reste à l’arrière-plan, laissant au premier la veine poétique de RaMell Ross s’exprimer, avec ses gros plans esthétiques sur des détails du quotidien, ses moments suspendus baignés de lumière et ses apparitions quasi métaphysiques (comme celle, récurrente, d’un alligator). Pour cette forme rare, entre contemplation et devoir de mémoire engagé, oui, Nickel Boys aurait dû prétendre à mieux. Dimanche, il n’est pas sûr que Hollywood, pas vraiment branché cinéma indépendant, ne lui rende un juste hommage.