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[Critique cinéma] «Mountainhead», les loups de la Silicon Valley


Perchée sur le sommet enneigé de l’une des plus hautes montagnes de l’Utah, Mountainhead, la demeure qui donne son nom au titre du premier long métrage de Jesse Armstrong, symbolise bien plus que la domination exercée sur le reste du monde par les quatre géants de la tech venus s’y rendre le temps d’un week-end entre puissants copains. Le calme olympien qui règne à plusieurs milliers de mètres d’altitude, avec une nature sauvage à perte de vue, est trompeur – et reflète la vision du monde irréaliste, égocentrée et dystopique de ces quatre mâles alpha. Mountainhead est un refuge inaccessible au plus grand nombre, une tour de contrôle, une prison tout en baies vitrées et hauts plafonds.

Lorsqu’ils arrivent sur place pour ce qui devait être une soirée poker sous le signe de la légèreté (leur mot d’ordre : «no deals, no meals, no high heels» – «pas d’affaires, pas de repas, pas de femmes»), plus bas, beaucoup plus bas, le monde entier sombre dans le chaos. Tous les quatre y ont, dans une certaine mesure, une part de responsabilité, à travers leurs réseaux sociaux, leur poids économique sur les organismes gouvernementaux et les grosses combines qu’ils mijotent entre eux. Mais ce qu’ils voient surtout, c’est une opportunité unique de redessiner la carte du monde à leur avantage…

On pouvait faire confiance à Jesse Armstrong pour cette nouvelle satire des puissants, deux ans après le dénouement de sa série Succession, qui explorait de l’intérieur les dynamiques familiales et économiques de la famille Roy, à la tête d’un immense empire médiatique. C’est encore HBO qui diffuse le premier film du Britannique, qui rompt définitivement avec le ton so British de ses brillantes farces politiques passées – la série d’Armando Iannucci The Thick of It (2005-2012) et son film dérivé, In the Loop (2009), ainsi que le non moins génial Four Lions (Chris Morris, 2010) –, préférant l’humour glacial et terriblement réaliste de l’analyse en temps réel des dérives contemporaines qui caractérisait son précédent coup de maître.

Mountainhead serait une sorte d’épisode spécial de Succession sous l’influence de Ruben Östlund, en même temps qu’il évoque Black Mirror, avec ces personnages pour qui le téléphone portable, outil de contrôle absolu, est le prolongement naturel de la main – Armstrong ayant par ailleurs été l’unique scénariste à qui Charlie Brooker, tête pensante de la célèbre série, avait confié, seul, l’écriture d’un épisode.

Loin d’être le premier à passer de la série, son format de prédilection, au film, Jesse Armstrong reste néanmoins un cas assez rare, tant Mountainhead obéit en tous points aux principes fondamentaux de l’instant movie (qui répond à une actualité brûlante). Écrit, produit et diffusé en un temps record (le tournage s’est déroulé sur une dizaine de jours à la mi-mars), le long métrage évoque pêle-mêle des sujets qui devraient continuer à faire la une des journaux pour les prochaines années : l’intelligence artificielle, les fake news, le transhumanisme ou encore l’ingérence des hommes d’affaires dans les affaires gouvernementales et de politique étrangère, le tout sous le couvert d’un portrait de ces «tech bros», archétypes de la masculinité toxique, que le ridicule ne rend pas moins immondes et dangereux.

Il y a, dans l’ordre décroissant de fortune, Ven Parish (Cory Michael Smith), homme le plus riche du monde et créateur du réseau social Traam, dont les deepfakes et les désinformations partagés en masse sont à l’origine du désordre qui va vers l’effondrement (on devine derrière lui l’ombre de Mark Zuckerberg et d’Elon Musk); Jeff Abedrazi (Ramy Youssef), petit prodige de l’IA; Randall Garrett (Steve Carell), le mentor du groupe, qui a le bras long en politique et dans les domaines de la sécurité et de l’armement; et Hugo Van Yalk (Jason Schwartzman), seul multimillionnaire de la bande de multimilliardaires et propriétaire du domaine qui leur sert de décor.

Un portrait ultrapertinent des puissants de notre époque, qui amuse autant qu’il terrifie

Par son écriture maîtrisée et chirurgicale, Mountainhead, comme film de notre époque, est ultrapertinent. Chaque réplique, teintée d’un humour lugubre, contribue à préciser le portrait psychologique de ses personnages. À dire vrai, on sourit autant qu’on reste terrifié. Et derrière les règles théâtrales qui font tout le concept du film – unité de lieu, de temps et d’action –, la mise en scène, avec la photographie du très talentueux Marcel Zyskind, se concentre dans un premier temps sur les visages des personnages, tellement renfermés sur eux-mêmes qu’ils obstruent systématiquement la vue sublime qui s’offre à eux de toutes parts. Mais si l’on se rapproche d’eux, on ne comprendra pas plus ce qui les éloigne autant du monde réel. Les ellipses temporelles traduisent leur enrichissement permanent et continu, tandis qu’on les regarde juger, sans autre ancrage moral que leur instinct bizarre, si les vidéos de massacres diffusées en boucle aux infos ou sur les réseaux sont vraies ou fausses, ou que l’on suit les coups d’État foireux qu’ils tentent de mettre en place.

Dans sa seconde partie, inaugurée par un changement de direction inattendu dans le scénario, Jesse Armstrong amène son quatuor vers le burlesque, un aspect forcément exalté par l’immense talent comico-hystérique des acteurs, alors que c’est une noirceur encore plus profonde qui ressort des personnages. Ironiquement, au vu de tout ce que Mountainhead réussit à aborder, il aurait pu devenir une autre série d’anthologie. Mais ce qu’est le film, au final, est tout aussi important : un coup d’œil pessimiste (réaliste?) vers l’avenir, en nous montrant dès aujourd’hui les individualités abjectes de ceux qui, demain, avec la bénédiction des États, finiront par nous gouverner.

 

Mountainhead de Jesse Armstrong

Avec Steve Carell, Jason Schwartzman, Cory Michael Smith, Ramy Youssef

Genre comédie

Durée 1 h 44

HBO Max

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