Avec Do Not Expect Too Much from the End of the World, le cinéaste roumain Radu Jude pousse encore plus loin encore la fragmentation de la narration ou le rôle de l’image dans la société grâce à un arsenal (8K, 4K, 16 mm) qui capte les mécaniques du capitalisme et leurs aboutissements.
Angela (Ilinca Manolache) se penche au-dessus du livre imposant, tord la tête pour observer sa couverture. «C’est une blague qu’on fait : nos partenaires se crispent, car ils pensent que c’est celui de Marx», dit l’homme en fermant la porte de son bureau. Le Capital à la couverture dorée qui trône sur la table de réunion est en fait un livre sur New York, de l’artiste Kenneth Goldsmith. L’entrepreneur, qui éclate de rire, est l’une des nombreuses rencontres que fait Angela au cours de son éprouvant voyage à travers Bucarest («ville martyre», nous dit un panneau de signalisation), qui commence – signe annonciateur de chaos – au matin du 11 septembre.
Au volant de sa Fiat Doblò, elle se tient éveillée en mâchant du chewing-gum, en écoutant fort de la techno commerciale ou en répondant aux automobilistes harceleurs. Le reste du temps, elle travaille pour Forbidden Planet, des pubards qui la font bosser seize heures par jour pour le casting d’un spot de prévention contre les accidents du travail, supervisé par des financiers autrichiens.
Analyse politique explosive
Après Bad Luck Banging or Loony Porn (2021), vainqueur de l’Ours d’or à Berlin, le Roumain insolent Radu Jude persiste et signe avec Do Not Expect Too Much from the End of the World (de nouveau coproduit au Luxembourg par Paul Thiltges Productions) en poussant plus loin encore la fragmentation de la narration, l’analyse politique explosive, le mauvais goût comme geste artistique et le rôle de l’image – et de la caméra – dans la société.
Il est l’un des rares à incarner pleinement le vieux concept de «cinéma-stylo», en changeant régulièrement de «stylo» : la 8K des caméras «officielles», la 4K de l’iPhone, le Super 16 mm, le grain charmant (et glorieusement restauré) du cinéma soviétique des années 1980, les écrans de conversation Zoom. Tout un arsenal qui capte les mécaniques du capitalisme et leurs aboutissements, ou qui les met en dialogue avec le monde révolu – mais si peu différent – de la dictature de Ceaucescu.
Un puzzle filmique insolent, qui dénonce les injustices et questionne le rôle de l’image, et de la caméra, dans la société
C’est par l’image, donc, que Radu Jude fait converser son Angela filmée dans un noir et blanc au grain exceptionnel avec l’héroïne du film Angela merge mai departe (Lucian Bratu, 1981), dont Jude remixe des extraits. À plus de quarante ans d’écart, les deux Angela se rendent dans les mêmes lieux, comme l’ancien quartier chic et historique Uranus, à travers lequel l’Angela de 1981 (Dorina Lazar), conductrice de taxi, erre, seule ou avec des clients, subissant elle aussi les colères sexistes des autres conducteurs. En prenant la même route, l’héroïne de Radu Jude – Ilinca Manolache, immense – passe devant le monumental palais du Parlement, que Ceaucescu avait fait ériger après avoir rasé les ruelles pittoresques, les parcs verdoyants et les hôtels particuliers du quartier.
Tout au long de son puzzle filmique, Radu Jude établit des constats, en premier lieu que le passage du totalitarisme au «monde libre» n’a pas supprimé – et a même empiré – les injustices sociales et de genre, la corruption, l’esclavagisme moderne et la haine du pauvre et de l’étranger. Angela, femme politisée, se filtre sur Instagram en masculiniste vulgaire, chauve et à monosourcil, un avatar satirique avec lequel elle profère des propos immondes sur les femmes, soutient Vladimir Poutine… Mais lorsqu’elle se rend dans les familles des accidentés du travail, de simples citoyens victimes comme elle du système, c’est tout à fait sérieusement qu’on lui dit que les Albanais sont «encore moins civilisés» que les Roumains ou que Viktor Orbán est «ce qui est arrivé de mieux à la Hongrie».
Référence à Godard
Deux heures durant, le récit fragmenté et «sévèrement burné» de Radu Jude défile à pleine vitesse comme un brûlot politique, mais aussi comme un manifeste de cinéma, qui emprunte magistralement au vocabulaire de Jean-Luc Godard (référence est faite, aussi, à son suicide assisté) et au néoréalisme italien, revisités par un roi de la dynamite.
L’épuisant périple d’Angela se conclut par un dernier plan fixe, long de près de 45 minutes, sorte de «making of» sans pause du spot promotionnel dont Ovidiu est la vedette. L’homme est filmé sur les lieux de l’accident dont il a été victime, et qui l’a plongé dans le coma pendant un an. Mais sa version de l’histoire plaît peu aux producteurs, qui lui demandent de la modifier, de porter plus de responsabilité, d’omettre tel détail. Finalement, il vaut mieux qu’Ovidiu ne dise rien et qu’il fasse défiler des cartons expliquant son histoire, sur une musique triste. Après avoir confronté, trituré, questionné les images à la recherche de la vérité, Radu Jude livre son épilogue en 8K sans défaut : l’image parfaite qui expose le mensonge.
Do Not Expect Too Much from the End of the World de Radu Jude. Avec Ilinca Manolache, Ovidiu Pîrșan, Nina Hoss… Genre comédie / satire Durée 2 h 43