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[Critique cinéma] Berlinguer sans grande ambition


En choisissant de resserrer l’action de 1973 à 1978, le réalisateur Andrea Segre se concentre sur la période la plus dense de la carrière de Berlinguer. (Photo : vivo film/jole film/tarantula/agitprop)

Retrouvez notre critique de Berlinguer – La grande ambizione, le nouveau fil du réalisateur italien Andrea Segre.

On s’étonne encore qu’il ait fallu attendre 40 ans après sa disparition pour qu’Enrico Berlinguer fasse l’objet d’une biographie filmée. L’emblématique secrétaire général du Parti communiste italien (PCI), fonction qu’il occupa de 1972 à sa mort prématurée en 1984, représentait encore il y a peu ce grand morceau de l’histoire italienne qui manquait encore au cinéma. À titre de comparaison, son rival politique majeur, Giulio Andreotti, avait été porté à l’écran il y a 17 ans déjà par Paolo Sorrentino (Il divo, 2008).

La fiction aura toujours plus à dire sur les personnages pleins de zones d’ombre, les corrompus, les immoraux, les crapules, les malfaiteurs – et Andreotti, qui a joué de son influence pour diriger de près ou de loin l’État italien pendant plus de 40 ans, a longtemps servi de jalon dans le genre, du moins jusqu’à son passage de flambeau, au début des années 1990, à Silvio Berlusconi (le même en pire). D’Enrico Berlinguer, donc, la fiction semblait pouvoir ne rien faire de mieux que glorifier un peu plus un leader adoré de la majorité de ses partisans, respecté et craint par ses adversaires, un personnage honnête, droit, mesuré et sans grands secrets à dévoiler.

Une grande ambition à double titre

En choisissant de resserrer l’action de 1973 à 1978, le réalisateur Andrea Segre se concentre sur la période la plus dense de la carrière de Berlinguer, marquée par de grandes victoires électorales et l’éloignement assumé du communisme soviétique vers un «eurocommunisme», mais aussi des attentats, le mouvement étudiant de 1977 et la séquestration et le meurtre d’Aldo Moro, son potentiel allié de la droite catholique et ancien Premier ministre.

La «grande ambition» du titre est ainsi double : d’une part, celle du personnage à la recherche du «compromis historique», soit le rapprochement des deux forces politiques majeures de l’époque – celle du pouvoir (la Démocratie chrétienne) et celle du peuple (le PCI, première puissance communiste hors URSS et alliés) – pour une cohabitation inédite qui, potentiellement, pourrait mettre fin au spectre de la guerre civile et à la stratégie de la tension alimentée par les ingérences américaines. De l’autre, il y a donc l’ambition d’Andrea Segre de raconter un homme immense, lui-même indissociable de son alter ego politique. Les deux entreprises ont un point commun : elles questionnent, passionnent, divisent, et sont finalement vouées à l’échec.

Ce que le film raconte le mieux, c’est ce qu’il raconte le moins : son protagoniste

Dès lors qu’il est transposé en fiction, tout récit «basé sur une histoire vraie» dépend de l’interprétation que son auteur fait du réel. Dans l’Esterno notte de Marco Bellocchio, Berlinguer était un personnage secondaire, à peine une apparition, empreint d’une hypocrisie et d’une sévérité difficiles à avaler – une feinte, au moins en partie, visant à exprimer à travers son leader l’attitude générale du parti face à l’affaire Aldo Moro, pour les besoins de la fiction. Bellocchio lui-même a connu et admiré Berlinguer (il fut même l’un de ceux qui ont filmé ses funérailles, auxquelles ont assisté plus d’un million et demi de personnes).

Andrea Segre, au contraire, n’en garde qu’un souvenir distant et par nature nostalgique (il avait sept ans à la mort du leader communiste), qui transpire par tous les pores de ce biopic convenu, étrangement coincé entre la didactique du film destiné à parler au plus grand nombre, jusqu’à être exporté à l’étranger, et les trous historiques qui lui font perdre sa force et rendent les tenants et les aboutissants de l’entreprise de Berlinguer un peu abstraite.

Ce qu’il raconte le mieux, c’est ce qu’il raconte le moins : son protagoniste. À ce titre, c’est la mise en scène qui, ex æquo avec l’interprétation formidable d’Elio Germano, a valeur de narration. Berlinguer est de pratiquement tous les plans, le plus souvent scruté de près, reflétant celui qui fut à bien des égards prisonnier de sa propre condition. Son discours de rupture avec l’URSS a à peine été écouté, encore moins applaudi, au Comité central du Parti communiste de l’Union soviétique; Andrea Segre évite l’écrasement du personnage dans le cadre, souligne son courage. Mais il aurait fallu plus que deux brèves scènes de contradiction, par ailleurs réussies – l’une avec Leonid Brejnev à Moscou, l’autre avec ses enfants autour d’un plat de spaghetti – pour lui donner de la profondeur.

Des images d’archives rarement vues

Son Berlinguer est idéal parce qu’il reste en surface : Segre donne de la place au référendum sur le divorce et tait l’assassinat de Pasolini (qui avait autant de désaccords avec le PCI que d’admiration pour son leader, dont il louait la «rigueur morale»); les trois mois de captivité d’Aldo Moro, période d’affliction intime pour Berlinguer et de luttes internes au sein du parti, sont, eux, tout simplement inexistants – toute sa relation politique avec Moro étant par ailleurs expédiée dans les vingt dernières minutes.

Le réalisateur vénitien, également documentariste (on notera comme autre grande qualité du film l’usage des images d’archives, rarement vues et toujours très habilement mêlées à la fiction), sait raconter de merveilleuses histoires à hauteur d’homme (Io sono Li, 2011; Welcome Venice, 2021). Mais si, selon lui, «il manquait encore un grand film sur Enrico Berlinguer», on l’attend toujours.

Berlinguer – La grande ambizione d’Andrea Segre. Avec Elio Germano, Paolo Pierobon, Roberto Citran, Elena Radonicich. Genre biopic. Durée 2 h 02