Le Harlem Cultural Festival n’est pas un événement du passé : c’est la musique du passé qui doit servir de guide à nos comportements du présent. C’est en substance le message de Questlove, dans Summer of Soul.
Le 20 juillet 1969, l’homme met le pied sur la Lune pour la première fois. L’événement est retransmis dans le monde entier et s’impose d’emblée comme un moment historique. Un mois plus tard, le week-end du 15 août, 400 000 personnes fuient le monde et ses règles pour créer, pendant trois jours, une sphère «de paix et de musique» dans une ferme à 160 kilomètres au nord de New York : le festival de Woodstock, épisode majeur de la contreculture américaine, a donné lieu en son époque à un album et un film, et reste aujourd’hui l’événement musical de référence dans le monde entier. Le Harlem Cultural Festival, qui s’est installé tous les week-ends du 29 juin au 24 août 1969 au Mount Morris Park, à quelques rues au nord de Central Park, en plein cœur de Manhattan, a vu défiler devant des dizaines de milliers de personnes des stars de la musique noire américaine : B. B. King, Stevie Wonder, Nina Simone, Mahalia Jackson… Avant de tomber, presque immédiatement, dans l’oubli.
Le Harlem Cultural Festival n’est pas un événement du passé : c’est la musique du passé qui doit servir de guide à nos comportements du présent. Voilà peu ou prou le message que fait passer Questlove, batteur, rappeur, producteur et fondateur du groupe The Roots, dans son premier film de réalisateur, le documentaire Summer of Soul, sorti sur Disney+. Hanté par les icônes de la «Black music», il s’en remet à elles pour délivrer, quand le monde en a plus que jamais besoin, des messages universels d’amour, d’unité et de fraternité, à travers une musique qui atteint l’humain dans ce qu’il a de plus pur, de plus profond : l’âme.
Le mot «contreculture», qui colle à Woodstock et qui poursuit le phénomène social advenu deux ans plus tôt à San Francisco, est banni à Harlem. C’est le «contre» qui pose problème : les 300 000 personnes réunies dans le parc new-yorkais ne s’élèvent pas contre le gouvernement ou la guerre du Vietnam, mais célèbrent ensemble une culture, la leur. L’accès au festival étant gratuit – au contraire de Woodstock, qui l’est devenu par la force des choses –, Harlem lançait sans le dire l’invitation à tous, bien peu suivie hors des communautés noires et latino. «La révolution ne sera pas télévisée», allait bientôt chanter Gil Scott-Heron. Questlove rectifie : elle «aurait pu» l’être, dit le sous-titre du film, si les images du Harlem Cultural Festival avaient intéressé les chaînes, même locales.
Au lieu de cela, les pellicules qui contiennent plus de quarante heures d’images des concerts, tous filmés, ont dormi dans une cave pendant cinquante ans. Le geste de la redécouverte est important : comme le souligne aujourd’hui l’un des festivaliers de l’époque, Summer of Soul fait revenir à la réalité un moment de leur vie tellement éludé qu’il s’était transformé en rêve. Des monstres de la musique pour tous les goûts et de tous les âges, mais aussi des personnalités politiques, comme le maire de New York John Lindsay – un républicain libéral, dont la communauté noire disait qu’il était proche d’eux : on parle bien d’une époque révolue –, des militants, dont le révérend Jesse Jackson – qui, un an plus tôt, se tenait aux côtés de Martin Luther King lorsque celui-ci a été assassiné –, et un service de sécurité assuré à tour de rôle par la police de la ville et les Black Panthers : non, le Harlem Cultural Festival n’était pas une anomalie, mais bien l’expression la plus aboutie de la liberté chère à New York et aux États-Unis. Une sublime communion entre 300 000 âmes.
Summer of Soul est un document rare et important quand il introduit les images de festivaliers interviewés entre les numéros musicaux, en particulier ceux du jour de l’alunissage, qui en disent plus long que toutes les images d’émeutes et autres documents dramatiques de l’histoire afro-américaine. Mais c’est avant toute chose un documentaire sur la musique, mise au premier plan par le réalisateur et musicien, grâce à des images et un son de très haute qualité. Un solo de batterie par Stevie Wonder introduit le film, prélude électrisant à tant d’autres moments d’anthologie : l’hystérie de la foule devant la soul psychédélique de Sly and the Family Stone et celle, plus classique, de David Ruffin, un blues sur l’esclavage signé B. B. King, la redécouverte de The 5th Dimension et de leur goût pour les vestes en daim à franges extralongues, le passage de flambeau entre la papesse du gospel, Mahalia Jackson, et une jeune Mavis Staples… Avant Woodstock, Wattstax et l’avènement des «block parties», le Harlem Cultural Festival a prouvé que la musique avait un pouvoir de guérison sur l’humain. Summer of Soul en est à la fois le testament et l’héritage.
Valentin Maniglia