Cette semaine, Peter von Kant, de François Ozon. Une comédie dramatique (1 h 25) avec Denis Ménochet, Isabelle Adjani, Khalil Gharbia…
Entre Fassbinder et Ozon, c’est une longue histoire. De maître à élève, de modèle à fan inspiré… Une histoire d’amour, où les sentiments s’expriment par l’influence de l’«enfant terrible» du Nouveau Cinéma allemand, qui irradie l’œuvre de l’un des meilleurs cinéastes français actuels.
Influence que le jeune François Ozon avait affirmée dans Gouttes d’eau sur pierres brûlantes (2000), son quatrième long métrage, qui adaptait la pièce du même nom que Fassbinder avait écrite en 1964, à l’époque où il était encore presque exclusivement homme de théâtre.
De Rainer Werner Fassbinder, François Ozon a hérité de l’intérêt pour l’analyse sociologique de ses personnages, du goût des portraits de femmes et d’une certaine flamboyance dans l’image et l’utilisation des couleurs. Sans compter la fascination commune de Fassbinder et d’Ozon pour la Nouvelle Vague française, Éric Rohmer en particulier, dont le réalisateur de 8 femmes (2002) fut l’élève.
Surtout, c’est Fassbinder, artiste et homme, qui exerce sur Ozon un magnétisme dont il ne s’est jamais débarrassé. De Sitcom (1998) à L’Amant double (2017), des Amants meurtriers (1999) à Été 85, en passant même par les œuvres les plus graves – Grâce à Dieu (2018), Frantz (2016)… –, il y a souvent eu un petit quelque chose de l’œuvre de Fassbinder dans les films de François Ozon.
Peter Von Kant est autant une adaptation de la pièce et du film de Fassbinder qu’un portrait imaginé du cinéaste moustachu, immergé dans du pur Ozon
Mais la figure du cinéaste en elle-même, imposante, est un monolithe qui allait demander bien plus que cela. D’où l’idée géniale du cinéaste français : transformer Petra von Kant – personnage emblématique de Fassbinder – en Peter, et faire de celui-ci un double du réalisateur allemand. Peter von Kant est autant une adaptation de la pièce et du film de Fassbinder Die bitteren Tränen der Petra von Kant (1972) qu’un portrait imaginé du cinéaste moustachu, immergé dans du pur Ozon.
Voilà donc Peter von Kant (Denis Ménochet), cinéaste adulé et stakhanoviste, enfermé dans son luxueux appartement de Cologne avec son assistant, Karl (Stefan Crepon), avec qui il entretient une relation de maître à esclave. Ensemble, ils travaillent au scénario d’un prochain film, pour lequel von Kant rêve de faire tourner Romy Schneider. Mais la rencontre avec le bel Amir (Khalil Gharbia), jeune homme inexpérimenté qui rêve de cinéma, va changer la donne et bouleverser la vie de l’artiste.
Du concept de huis clos, Ozon a tiré des chefs-d’œuvre. Il y revient une nouvelle fois ici, en s’imposant comme exercice de style la mise en scène théâtrale filmée à sa manière, tout en multipliant les références à l’époque et à l’esprit de Fassbinder.
On peut s’amuser à les relever, des plus évidentes aux mieux cachées : l’affiche du film reprend celle qu’Andy Warhol avait réalisée pour Querelle (1982), le nom d’Amir, Ben Salem, est celui de l’acteur – et amant du cinéaste – d’Angst essen Seele auf (1974), le titre du premier film de von Kant et Amir, Tod ist heißer als die Liebe, reprend à l’envers celui du premier long de Fassbinder, Liebe ist kälter als der Tod…
Pour autant, le film ne s’adresse pas uniquement aux experts de l’«enfant terrible» ni à ceux de son disciple spirituel. Certes, Été 85 (2020) avait débloqué chez Ozon le désir de revisiter les grands thèmes de son œuvre et Peter von Kant poursuit dans la même direction, mais le réalisateur tient à distance toute prétention savante sans pour autant cacher que son film fonctionne surtout dans le mélange entre art populaire et érudition.
Entièrement autofinancé (une autre façon de rendre hommage à Fassbinder, qui a toujours tenu à son indépendance et au contrôle total sur son travail), Peter von Kant retravaille un grand thème d’Ozon, les rapports de force dans les relations amoureuses. Le réalisateur en profite pour dépeindre Fassbinder comme un personnage excentrique et «bigger than life», qui peut être charmant et drôle, puis la seconde d’après absolument terrible, grâce à une écriture et des dialogues, comme toujours, superbement ciselés.
Un Denis Ménochet déchaîné, qui se bourre de gin tonic et de coke pendant toute la durée du film, cannibalise tout sur son passage, qu’il joue la folle, la «drama queen» ou le dictateur dans cet objet fascinant qui oscille entre théâtre de boulevard et drame déchirant aux accents oniriques.
Mais Ozon laisse de la place à tous ses acteurs, dont Isabelle Adjani, qu’il filme pour la première fois dans une sorte d’autocaricature irrésistible, Stefan Crepon, l’«esclave» de Von Kant, totalement muet et excellent, et bien sûr Hanna Schygulla, actrice «fassbinderienne» par excellence (elle était l’objet du désir de Petra von Kant en 1972), qui apporte une adorable touche de douceur.
Portrait franc et hautement stylisé d’un cinéaste obsessionnel, le nouveau film de François Ozon est peut-être aussi un regard de l’auteur sur lui-même, son évolution et sa propre relation à la subversion et à la perversité, qui ont longtemps hanté son travail. Ce n’est pas le meilleur Ozon, pas le plus inoubliable, mais c’est une expérience menée de main de maître, vécue avec plaisir, et assurément un film qui compte dans l’ensemble de son œuvre.