Camillo Bellocchio est né le 9 novembre 1939, trois heures après son jumeau, Marco. Apeurée par sa mauvaise santé et craignant qu’il ne meure, la mère, très pieuse, le fait baptiser trois fois. Huit décennies plus tard, Marco Bellocchio, l’un des auteurs les plus importants – et qui reste, paradoxalement, l’un des plus jeunes – du cinéma italien contemporain, a l’envie «de faire un film sur la famille, sans plus d’idées précises».
Le thème de la famille hante l’œuvre de Bellocchio depuis son premier long métrage choc, I pugni in tasca (1965), et la direction que prendra ce nouveau film s’impose d’elle-même : le cinéaste va se libérer, lui et toute sa fratrie, d’un poids qui pèse sur les épaules des Bellocchio depuis un demi-siècle, celui du suicide de Camillo, le 26 décembre 1968, à l’âge de 29 ans.
La caméra fixe est, en premier lieu, face à une tablée bien remplie : les cinq frères et sœurs encore vivants (sur sept) sont accompagnés de leurs enfants et petits-enfants. Le fils de Tonino, l’autre frère décédé, porte un toast aux absents : son père et Camillo, qu’il a à peine connu, mais que tout le monde décrivait comme un «ange». Un mot galvaudé, mais qui sied parfaitement au jeune homme, physique sportif et gueule d’amour.
Un strict documentaire, émotionnellement très fort
Si Marco allait devenir dès ses débuts un réalisateur important, son jumeau n’aurait eu aucun problème à entamer une carrière devant la caméra. Plutôt que de s’aventurer sur les sentiers de la fiction autobiographique, son premier choix, Bellocchio fait de Marx può aspettare un strict documentaire, émotionnellement très fort, qui tourne à l’analyse et à la confession collectives où, l’un après l’autre, chaque membre de la fratrie livre ses souvenirs, ses secrets, ses réflexions sur la vie et la mort de ce frère incompris, avec une lucidité et un recul sidérants.
Un documentaire, émotionnellement très fort, qui tourne à la confession collective sur la vie et la mort d’un frère incompris
La famille, la religion et la politique sont, dans le cinéma de Marco Bellocchio, une sainte trinité d’où naît la confrontation entre les êtres (voire, dans certains cas, la confrontation intérieure de ses personnages inadaptés à la société) et, par extension, la violence. Trois éléments fondamentaux qui ne pouvaient être que réunis une fois de plus dans Marx può aspettare, œuvre la plus personnelle de son auteur et qui apparaît comme une admirable porte d’entrée à sa filmographie.
En attestent les nombreux renvois que Bellocchio fait à ses propres films, en particulier I pugni in tasca et Gli occhi, la bocca (1982), deux films dans lesquels l’acteur suédois Lou Castel interprète un alter ego de Camillo, dans le premier comme un feu follet, dans l’autre comme le jumeau suicidé du protagoniste (que Castel joue également). Un geste artistique simple et intime par lequel Marco Bellocchio fait coexister son cinéma et l’histoire familiale, pour une mise en exergue de la dimension autobiographique de son œuvre.
Le temps libère les pensées, et il est impressionnant de voir à quel point les Bellocchio, qui ont tous, chacun à leur manière, une présence imposante, gardent encore Camillo présent avec eux. Pour Marco comme pour les autres – l’écrivain Piergiorgio, l’aîné, qui a découvert, puis détruit, la lettre de suicide de Camillo; Letizia, la sœur atteinte de surdité, qui a trouvé le corps; Alberto, le syndicaliste, qui rappelle à Marco l’existence d’une lettre que Camillo lui avait adressée et qui lui apparaît aujourd’hui comme un signal d’alarme –, on réfléchit à la façon dont chacun a géré le suicide d’un frère, dont tous ignoraient la faiblesse, l’impression d’avoir échoué partout «même en amour» et d’être mal considéré au sein d’une fratrie qui avait déjà son intellectuel et son artiste.
Une oeuvre immense sur la survie
Sous des airs de petit film ultrapersonnel, Marco Bellocchio signe une œuvre immense sur la survie – à la fois pour Camillo, qui a vécu toute sa courte vie comme une bataille continue, et pour le reste des frères et sœurs Bellocchio, qui ont dû apprendre, chacun à sa façon, à concevoir l’après – et sur le sens de la faute, partagé avec plus ou moins d’intensité par toute la fratrie. Un film dans lequel le réalisateur se montre fort dans ses réflexions et vulnérable dans ses souvenirs.
À l’image du petit récit qu’il fait du dernier échange avec son frère et qui lui fait prendre conscience, plus de 50 ans après sa mort, du mal profond que vivait Camillo : après les révoltes étudiantes, Marco Bellocchio dit à son jumeau en détresse qu’il pourra trouver une forme d’identité et de salut dans l’engagement politique. Camillo lui répond ces trois mots, les derniers qu’il dira à Marco : «Marx peut attendre.»
Marx può aspettare de Marco Bellocchio. Genre documentaire. Durée 1 h 30. À voir sur Sooner.