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[Critique ciné] «L’Année du requin», scandale de plage


Quand un requin vient terroriser La Pointe, on sait lui faire face : c’est en tout cas l’aventure dans laquelle s’embarque Maja Bordenave (Marina Foïs), gendarme maritime, qui va repousser sa retraite anticipée pour capturer le squale… (Image The Jokers)

Nouvelles figures u cinéma de genre, les frères Boukherma continuent leur voyage à travers le cinéma d’horreur et revisite cette fois la figure du requin toujours avec leur humour décalé et leur fine observation de la société.

Après avoir imprimé de leur patte le mythe du loup-garou dans Teddy (2020) – présenté hors compétition lors de l’édition 2021 du LuxFilmFest –, qu’ils ont transposé dans un village des Pyrénées, les frères Ludovic et Zoran Boukherma ont jeté leur dévolu sur une autre figure emblématique du cinéma d’horreur : le requin. On reste dans le Sud-Ouest – d’où sont originaires les réalisateurs jumeaux –, mais on se déplace en bord de mer, dans le petit village balnéaire de La Pointe.

En plein été caniculaire, les habituels touristes allemands envahissent le camping, les insupportables Parisiens profitent du parc aquatique et les locaux, en été comme le restant de l’année, se tournent les pouces. «Ici, tout ce qu’on savait faire, c’était poser son cul sur le sable et regarder les vagues», assure le narrateur. Mais quand un requin vient terroriser La Pointe, on sait lui faire face : c’est en tout cas l’aventure dans laquelle s’embarque Maja Bordenave (Marina Foïs), gendarme maritime, qui va repousser sa retraite anticipée pour capturer le squale…

Raconter la société actuelle

Depuis que le cinéma de genre français est entré, vers le milieu des années 2010, dans une ère de renouveau, les frères Boukherma se sont posés à la fois comme son chaînon manquant et sa plus grande curiosité, introduisant un humour décalé qui tient autant de l’absurde que de l’observation sociale. Dans sa tradition, le cinéma de genre utilise le fantastique ou l’horreur pour raconter la société actuelle; ainsi, chez les Boukherma, la figure du loup-garou servait d’allégorie aux laissés-pour-compte – dont Teddy, le protagoniste, était le représentant – d’une France post-Gilets jaunes et toujours minée par la paranoïa des attentats du 13 novembre.

Quand on en vient au requin, les réalisateurs ne peuvent que reconnaître et embrasser le statut de mètre-étalon de Jaws (Steven Spielberg, 1975), dont le discours reste aujourd’hui intact : la gestion et la protection de la population, les enjeux économiques mis en danger, les différentes manières qu’ont les villageois de réagir à la nouvelle ainsi qu’aux méthodes de la gendarmerie… Des guéguerres entre humains qui, en affirmant leur nature, minimisent – volontairement ou non – le véritable danger.

Loin de jouer la carte de la parodie, les frères Boukherma apposent aux thèmes « spielbergiens » leur propre discours, très actuel

Pour autant, L’Année du requin est loin de jouer la carte de la parodie. Le film se fend, certes, de quelques clins d’œil, dans sa façon de mettre en scène le requin ou en faisant dire à un personnage une réplique culte du film de Spielberg. Pour les emprunts, ça s’arrête là.

Avec une maîtrise folle, les frères Boukherma divisent leur film en trois actes, dont l’unique constante est le personnage de Maja, gendarmette ultrasérieuse qui a passé sa vie dans la routine mollassonne de sa brigade et qui voit enfin la possibilité d’une dernière mission plus excitante que tout le reste de sa carrière, au point que le requin devient chez elle une obsession, occupant jusqu’au fond d’écran de son ordinateur.

Un univers riche en détails

Imperméable au moindre sourire, c’est souvent du décalage entre elle et l’univers qui l’entoure que naît l’humour, comme lorsqu’elle rejoint au restaurant son mari, le très attentionné Thierry (Kad Merad), en portant l’uniforme. «Désolée, j’ai pas eu le temps de me changer», s’excuse-t-elle; un peu plus tôt, on a eu un aperçu sur sa garde-robe, entièrement composée de tenues de gendarme dupliquées à l’infini.

Les Boukherma mettent un point d’honneur à construire un univers riche en détails, dont l’absurdité raconte quelque chose de notre temps. C’est ce qu’ils développent dans les deux premiers actes du film, avec une excellente écriture. Aux thèmes «spielbergiens», ils apposent leur propre discours, qui mêle inquiétude écologique, réchauffement climatique, psychoses en tout genre déclenchées par le Covid (le village finit par se diviser entre «pro-» et «antirequins») et changements ultrarapides d’un monde que l’on a du mal à suivre… surtout lorsqu’on a un rythme de vie au ralenti. «L’année dernière, c’était le coronavirus, cette année, c’est le requin. L’année prochaine ce sera quoi? Les Martiens?», s’agace un commerçant.

L’insouciance n’est qu’une façade

Le «tube de l’été» a beau porter haut l’optimisme avec son titre nonchalant – La Kiffance –, l’insouciance n’est qu’une façade; il suffit de regarder les plans sur les visages, déformés par les cadrages bizarres des Boukherma, pour comprendre que la population subit la pression de la canicule et tente de dissimuler la panique.

Seule l’émission phare de Radio La Pointe, présentée par Bernard et Bernard, deux réacs à l’accent chantant qui se plaisent à taper, au détour d’une info, sur les lanceurs d’alerte du réchauffement climatique, les défenseurs des animaux (même dangereux) ou encore les «woke».

Consciemment ou non, tout ce petit monde finira par influencer le comportement de Maja, vers un dernier tiers qui devient irrémédiablement le vrai film de monstre qu’il promettait, avec quelques plans de pure horreur rappelant que L’Année du requin est, avant tout, du grand cinéma de genre.

L’Année du requin de Ludovic et Zoran Boukherma Avec Marina Foïs, Kad Merad, Jean-Pascal Zadi… Genre comédie Durée 1 h 27