Au (presque) sortir d’une pandémie, la guerre frappe aux portes de l’Europe. Le tout sur fond de crise climatique. Un enchaînement d’événements susceptible de mettre à mal notre mental.
Vincent Navet est psychologue et psychothérapeute, en charge de la direction du pôle traitement de la Ligue luxembourgeoise d’hygiène mentale (D’Ligue).
Comment va la population luxembourgeoise après deux ans de pandémie et maintenant une guerre qui éclate aux portes de l’Europe ?
Au final, nous avons été confrontés à quatre crises ces dernières années : les attentats en Europe, la crise climatique qui est toujours en arrière-plan, le covid et maintenant la guerre en Ukraine. Nos capacités de résilience sont mises à rude épreuve…
Mais à D’Ligue, nous n’avons pas encore de retour concernant les événements qui ont débuté le 24 février, c’est encore un peu tôt. Nous avons toutefois constaté une augmentation de 5 % des troubles anxieux par rapport à 2019. Le nombre de consultations et de personnes suivies a clairement augmenté à la suite de la pandémie.
Le nombre de consultations et de personnes suivies a clairement augmenté à la suite de la pandémie.
L’Organisation mondiale de la santé estime que l’épidémie de Covid-19 serait responsable au niveau mondial d’une augmentation de 30 % des troubles dépressifs majeurs et de 25,5 % des troubles anxieux.
Bien sûr, cela dépend des pays : l’impact est plus ou moins fort selon les ressources, la situation socio-économique, l’accès aux soins. Je pense de fait que cet impact doit être moins élevé dans les pays de l’UE et les pays fortement développés que dans d’autres pays.
Vous attendez-vous à recevoir en consultation davantage de patients du fait de la guerre en Ukraine dans les prochains mois ?
Avec la pandémie, nous sommes déjà mentalement fatigués, les nouveaux événements vont donc sûrement aussi avoir un impact. En outre, « l’avantage » de la pandémie, si l’on peut dire, c’est que même si on ne savait pas où cette situation allait nous mener, on pouvait malgré tout avoir un certain sentiment de contrôle sur ce qui se passait, en adoptant les gestes barrières par exemple.
En tant qu’êtres humains, le fait d’avoir du contrôle sur quelque chose nous rassure.
Or là, nous n’avons pas de contrôle sur ce qui se passe en Ukraine. En tant qu’êtres humains, le fait d’avoir du contrôle sur quelque chose nous rassure. À partir du moment où nous n’en avons pas, lorsqu’il y a de l’imprévisibilité, que nous ne pouvons pas vraiment nous projeter à moyen terme, cela devient plus difficile pour nous, cela met à l’épreuve notre niveau d’anxiété. La tolérance à l’incertitude est propre à chacun, et ceux qui sont plus enclins à être anxieux vont être plus touchés que les autres.
En tout cas, il est important de garder un certain équilibre entre contacts sociaux, loisirs, travail et temps en famille et de pouvoir parler des choses. Il est normal dans le contexte actuel de se sentir plus fatigué, mais si on constate que l’on éprouve plus de mal à dormir, que l’alimentation change, que l’on se fait plus de souci, il faut essayer d’en parler.
Comment peut-on parler de cette guerre à un enfant ?
Il y a le principe de réalité, on ne peut donc pas cacher la réalité, mais la manière d’en parler dépend de l’âge de l’enfant. Il faut voir comment l’enfant met des mots sur ce qui se passe et donc surtout être à l’écoute de ce qu’il dit et ressent, essayer de dédramatiser s’il dramatise, car s’il faut faire face à la réalité, il ne s’agit pas non plus d’aller dans le sensationnel.
Ce qui est important, c’est de le rassurer : lui expliquer que sa famille est là, qu’il y a une guerre, mais qu’ici on vit dans des pays pacifiques, avec des gouvernements qui sont là pour nous protéger.
D’Ligue a-t-elle mis en place une aide particulière pour les réfugiés ukrainiens ?
Cela fait des années que l’on travaille avec les réfugiés : D’Ligue a une activité de consultation pour les personnes avec un contexte migratoire depuis les années 90, depuis la guerre dans les Balkans.
Pour l’instant, nous n’avons rien mis en place de particulier pour les Ukrainiens parce que s’occuper des réfugiés fait partie de D’Ligue. Nous ne faisons pas de différences de statut ou de sélection spécifique : toute personne qui a besoin d’un suivi, d’une aide psychologique ou psychiatrique, qu’elle soit résidente, demandeuse ou bénéficiaire de protection internationale, déboutée ou issue de la population générale, peut la recevoir gratuitement chez nous.
Avez-vous déjà commencé à recevoir des réfugiés ukrainiens en consultation ?
Pas encore. Il y a en effet tout un processus à suivre lorsqu’un réfugié arrive au Luxembourg : primo-accueil, enregistrement auprès de la Direction de l’immigration… Nous n’arrivons qu’en deuxième ligne et nous ne prenons d’ailleurs en charge que des adultes, d’autres services s’occupent des enfants.
Il faut d’abord que le réfugié essaye de se stabiliser un peu et commence à se sentir autant que possible en sécurité là où il est. On voit par la suite s’il y a du stress post-traumatique ou un autre trouble à prendre en charge en thérapie. Car même si ces personnes ont pu vivre des événements graves et traumatiques, ce n’est pas pour autant qu’elles vont se retrouver d’office dans un état de stress post-traumatique : il y a quand même toujours une résilience qui est propre à la personne. De plus, l’état de stress post-traumatique s’évalue au bout de quelques mois, quand il y a persistance de symptômes.
Certaines personnes se mobilisent, en participant à des rassemblements ou en accueillant des Ukrainiens chez elles par exemple, quand d’autres éprouvent un sentiment d’inutilité en restant sur place, se disant : «À quoi bon… On ne peut de toute façon pas aider les gens d’ici». Pourquoi des réactions si différentes ?
Comme expliqué précédemment, nous avons besoin d’avoir un peu de contrôle sur ce qui se passe, et donc de faire quelque chose, d’autant que l’impact est plus élevé puisque cette guerre se déroule à quelque 2 000 kilomètres de nous seulement, ce n’est pas à l’autre bout du monde.
Ce mouvement de solidarité est très positif, cela montre que la société va dans une bonne direction. Mais se dire qu’on n’a pas d’impact, c’est aussi une réaction normale, c’est une sorte de résignation.
Là encore, c’est propre à chacun. Il n’y a pas une bonne façon de réagir : que ce soit l’une ou l’autre, cela dépend de l’intensité. Si la résignation est forte au point de nous faire baisser les bras pour tout ou, à l’inverse, que l’on éprouve un trop grand besoin de contrôle, qu’on veut en faire trop, qu’on suit trop l’actualité, ce ne sont pas des approches saines de la situation.
Comment expliquer une telle mobilisation en faveur des Ukrainiens quand d’autres populations qui sont confrontées à des situations tout aussi graves dans le reste du monde, notamment au Yémen ou en Syrie par exemple, ne semblent pas recevoir un tel soutien ?
Il est clair que la proximité géographique fait que les gens sont plus enclins à aider. De plus, l’agression de la Russie vis-à-vis de l’Ukraine touche nos valeurs d’Européens, telles que la démocratie ou la liberté d’expression.
C’est aussi plus présent dans les médias : nous disposons de moins d’informations sur ce qui se passe au Yémen ou en Érythrée. Cela forme une sorte de conscience collective de ce qui se passe en Ukraine et fait que les gens se sentent plus proches des Ukrainiens.
Cette situation peut amener un sentiment d’injustice, qui peut engendrer de la colère et avec elle le risque d’une forme de xénophobie par rapport aux Ukrainiens. On peut avoir l’impression qu’ils sont accueillis à bras ouverts, et que l’accueil des autres réfugiés passe après.
Mais cet accueil se fait toujours et il y a tout de même des gens qui aident depuis longtemps les autres réfugiés! L’approche politique est aussi différente avec les Ukrainiens : ils ont des statuts temporaires, les politiques ont l’espoir de reconstruire l’Ukraine, cette volonté est peut-être trop méconnue.
Tous ceux qui ont besoin d’un suivi psychologique ou psychiatrique peuvent s’adresser à D’Ligue au 49 30 29. Il y a actuellement un délai d’attente de trois à quatre mois pour obtenir un rendez-vous. Toutes les informations sur le site dédié.
Écoute, soutien et accompagnement
Conventionnée avec les ministères de la Santé et de la Sécurité sociale, la Ligue luxembourgeoise d’hygiène mentale (D’Ligue) est une asbl créée en 1956 et active dans le domaine de la psychiatrie extra-hospitalière.
Actuellement basée rue du Fort-Bourbon à Luxembourg, D’Ligue compte une centaine de salariés répartis autour de trois pôles d’activités dédiés à la santé mentale : le pôle traitement (consultations, service de jour, groupes thérapeutiques), le pôle insertion (service logement, soutien à l’emploi, rencontres et activités culturelles et de loisirs) et le pôle information et prévention.
Une quinzaine de professionnels (psychologues, médecin psychiatre, assistants sociaux…) travaillent au service des consultations.