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Corinne Cahen : «Celui qui a les données a le pouvoir»


«On travaille maintenant avec plein d'hôpitaux et d'universités ici et dans la Grande Région pour avoir la même qualité de données.» (Photos : fabrizio pizzolante)

Corinne Cahen (DP), ancienne ministre et aujourd’hui députée et échevine de la Ville de Luxembourg, va consacrer son rapport sur le budget à l’intelligence artificielle. Un sujet qui la passionne.

Votre prédécesseure, Diane Adehm, avait intitulé son rapport « Un nouvel élan ». Sentiez-vous aussi que l’ancienne coalition était à bout de souffle ?

Corinne Cahen : Il y a une phrase en allemand qui dit « Neue Besen kehren gut«  (NDLR : « tout beau, tout neuf« , selon l’expression française). Une nouvelle dynamique est toujours intéressante à observer et d’ailleurs, on la ressent dans le budget parce que les recettes ont énormément augmenté, les dépenses aussi, mais beaucoup moins. Oui, j’ai l’impression que le pays ressent ce nouvel élan et que cette coalition lui fait du bien.

En quoi cette nouvelle coalition aurait-elle eu une influence sur les recettes ?

C’est une très bonne question, il faudrait la poser au ministre des Finances. Ce qui est important pour moi, c’est que les recettes engendrées soient investies dans les politiques dont le pays a besoin, je pense au logement, notamment, et à la lutte contre la pauvreté avec de nombreuses mesures à mettre en œuvre.

Votre expérience ministérielle va-t-elle vous servir dans la rédaction de votre rapport sur le budget ?

Quand je suis devenue ministre, je n’avais aucune expérience en politique. Maintenant, ce n’est plus le cas, mais je ne veux pas perdre ma vue de l’extérieur. Sans doute cette expérience ministérielle va-t-elle m’aider, je sais lire un budget et je trouve très intéressant l’exercice qui consiste à regarder plus en détail le budget des autres ministères parce que ces dix dernières années, je me concentrais surtout sur celui de mon ministère.

La tradition veut que les rapporteurs du budget choisissent un thème qu’ils développent dans leur présentation. Quel sera le vôtre ?

J’ai choisi l’intelligence artificielle, car elle facilitera la vie de beaucoup de gens, comme par exemple pour fournir des diagnostics plus rapides concernant certaines maladies. J’ai eu une cinquantaine d’entrevues sur le sujet jusqu’à présent et je sais que l’IA ne va pas remplacer l’humain, dans aucun cas, mais elle améliorera ses performances avec des outils qui permettront d’être plus indépendant quand on se retrouve par exemple en situation de handicap ou quand on atteint un certain âge et que les outils informatiques, comme Guichet.lu, représentent un obstacle. L’IA pourra faire en sorte de guider ces personnes qui en ont le plus besoin dans leurs démarches. Il est donc important que nous investissions dans l’IA, dans les centres de données (data centers), dans la recherche et dans la souveraineté des données.

Le Luxembourg vise-t-il à devenir un pôle d’excellence dans ce domaine ?

Les données sont l’or de demain. Ce n’est qu’en ayant des données propres que l’on parvient à les exploiter. C’est un sujet vraiment passionnant et je voulais avoir des tas d’entrevues autour de ce thème par rapport au budget. L’IA, ce n’est pas un seul poste dans le budget, c’est quelque chose de transversal. Aujourd’hui, ils sont nombreux, dans tous les domaines, à utiliser ChatGPT tous les jours, pour écrire une lettre, pour traduire un texte, mais ce sera toujours l’être humain qui devra relire, corriger et qui gardera son libre arbitre.

On ne vous attendait pas sur ce thème-là en particulier, comment vous est venu cet engouement pour l’intelligence artificielle ?

Quand j’étais étudiante, dans les années 90, j’avais des copains américains qui me demandaient mon adresse e-mail. Et quand je suis revenue en France, il était très compliqué de trouver une adresse électronique, ce n’était pas encore très développé. J’ai été une des premières à avoir une adresse CompuServe et j’ai fait mon travail de mémoire sur cette nouvelle technologie : comment internet pourrait changer la vie des étudiants. À l’époque, on allait encore dans les bibliothèques, la recherche Google n’existait pas. Pour la petite histoire, j’avais le chef d’IBM de Sophia Antipolis dans mon jury et il m’a proposé un job, que j’ai refusé vu que je voulais faire du journalisme. Plus tard, à Paris, j’ai travaillé pour des publications spécialisées dans l’informatique. J’étais capable de programmer un ordinateur.

Le ministre des Finances a prévenu qu’il y aura un ralentissement en termes de créations d’emplois et une augmentation du chômage à 6 % l’an prochain. L’intelligence artificielle n’est-elle pas une menace pour le monde du travail ?

Ce qui est important pour les gens qui ont un emploi, c’est le reskilling et l’upskilling. Nicolas Schmit, alors ministre du Travail, avait beaucoup agi dans ce sens. J’ai vu beaucoup d’acteurs et on me dit que les gens vont sans doute travailler différemment, mais ils ne vont pas disparaître. Il faut le voir comme une opportunité. Je dirais aux gens inscrits à l’Adem d’aller au Digital Learning Hub, car on aura besoin de ces talents.

Les responsables m’ont dit qu’on était à la pointe du progrès au Luxembourg

Avez-vous déjà rencontré de nombreux interlocuteurs pour préparer votre rapport sur le budget ?

Depuis début août, j’ai multiplié les entrevues. Je me suis rendue à la Maison de l’intelligence artificielle dans les Alpes-Maritimes, je fais tous les jours de la semaine un petit post sur Insta, Facebook et LinkedIn pour informer un peu de ce que je fais et de qui je vois. La toute première entrevue a d’ailleurs été avec l’association Digital Inclusion, que je suis depuis ses débuts. Eux, par exemple, m’ont dit que c’était une vraie chance d’avoir ChatGPT pour les réfugiés parce qu’ils peuvent soudainement remplir des formulaires dont ils ne comprennent même pas la langue. C’est quand même incroyable, les gens deviennent plus autonomes, c’est une chance d’être autonome! Puis j’ai été au Digital Learning Hub, j’ai vu des start-up et des entreprises qui travaillent avec ou grâce à l’intelligence artificielle qui se sont développées à Luxembourg. Je vois des administrations, j’ai vu plein de ministères et de ministres. J’ai également été à la Bourse et à la CSSF.

Comment allez-vous finalement conjuguer ce thème avec le budget ?

Maintenant, en fait, je commence à voir les acteurs qui vont me parler du budget parce que jusque-là, effectivement, on parlait surtout des opportunités et des défis que représente l’intelligence artificielle. J’ai rencontré, il y a deux semaines, Marco Landi qui était l’ancien COO d’Apple et de Texas Instruments et qui est d’avis que l’Europe doit se souder davantage face aux États-Unis en ce qui concerne l’intelligence artificielle parce que c’est une vraie chance, une vraie opportunité. Mais il faut parler de l’énergie aussi parce que chaque prompt ChatGPT consomme énormément d’énergie et d’eau (NDLR : un prompt est une instruction ou un texte de départ utilisé pour guider ou initier une tâche, souvent en intelligence artificielle ou en traitement automatique du langage naturel).

Comptez-vous aborder le dossier Google à Bissen ?

Peut-être. Ce que je vais certainement aborder, c’est l’importance de l’investissement pour avoir nos données chez nous. Je le répète, les données, c’est l’or de demain. Donc, il faut qu’on soit souverain en ce qui concerne nos données. On ne peut pas permettre que nos données sensibles, dans la défense, la sécurité, etc., et d’autres données critiques soient quelque part sur un serveur aux États-Unis ou ailleurs. Celui qui a les données a le pouvoir. Il est très « riche« . Le gouvernement doit investir dans la souveraineté de ses données. C’est pour ça que Google à Bissen est un projet très important. On a un espace pour avoir nos données ici, avec une réglementation luxembourgeoise, voire européenne, et pas ailleurs.

Le Luxembourg est-il déjà bien positionné en Europe ?

Oui. La semaine dernière, j’étais au Luxembourg Institute of Health (LIH) où les responsables m’ont dit qu’on était à la pointe du progrès au Luxembourg par rapport à d’autres pays européens. J’ai appris que les États-Unis avaient investi des milliards avec IBM pour un ordinateur spécial dans le secteur médical. Finalement, ça n’a pas abouti. Pourquoi? Parce que les données n’étaient pas propres. C’est pour cela qu’on travaille maintenant avec plein d’hôpitaux et d’universités ici et dans la Grande Région pour avoir la même qualité de données. C’est important pour les soins, comme on le voit déjà dans le traitement des cancers.

Vous le disiez, l’intelligence artificielle touche une multitude de secteurs, donc vous voyez une multitude de ministres aussi…

Oui, ce n’est pas un budget concentré dans un ministère, même si on en a un qui s’occupe de la digitalisation. Mais ça, c’est pour digitaliser l’administration et simplifier la vie des citoyens. Les opportunités sont énormes pour plein de ministères. Quand on parle de défense, par exemple, quand on parle d’économie, d’industrie, de satellites, quand on parle de santé et même d’éducation. J’ignorais qu’il y avait une matière enseignée désormais et qui s’appelle digital sciences. C’est génial. Il faut apprendre aussi, bien sûr, à garder son libre arbitre.

«J’ai eu une cinquantaine d’entrevues sur le sujet jusqu’à présent et je sais que l’IA ne va pas remplacer l’humain.»

Pour faire le tri entre la réalité et la fiction que peut créer l’intelligence artificielle ?

Oui. Notre génération croyait ce qu’elle voyait. C’était normal. Dans les années 90, les photos n’étaient pas travaillées comme elles le sont aujourd’hui. De nos jours, tout peut être truqué par tout le monde. Il est essentiel qu’on apprenne à avoir un bon libre arbitre.

Vous venez aussi du monde de l’entrepreneuriat, c’est une autre de vos particularités en tant que rapporteuse du budget.

Oui. C’est pour cela que quand j’insiste sur la nécessité de trouver de nouvelles niches, je suis persuadée qu’il faut les trouver ensemble, entre partenaires publics et privés. Les entreprises, les industriels, le secteur financier dans son ensemble avec l’État. Les chemins sont courts au Luxembourg et c’est vraiment ensemble qu’on peut faire avancer les choses. Les dernières décennies l’ont démontré, si on travaille ensemble et qu’on se soutient les uns les autres dans l’innovation, dans la recherche et dans l’entrepreneuriat, on peut vraiment faire de chouettes choses. C’est ce que je constate dans les entrevues que j’ai depuis début août.

Allez-vous également consacrer un chapitre important à la lutte contre la pauvreté ?

Absolument. Puisque c’est quand même une des priorités du gouvernement. Ces dix dernières années, le gouvernement a mis le paquet pour augmenter les aides et malgré tout, on constate que la pauvreté reste stable. Les gens ne savent pas où aller chercher l’aide à laquelle ils ont droit. Si on veut que l’argent arrive chez les gens qui en ont besoin, il faut simplifier la procédure. Le principe du « once-only«  est introduit aussi pour ça. J’ai entendu le ministre de la Famille dire que l’allocation de vie chère sera automatiquement attribuée à ceux qui touchent le Revis. Jusqu’à présent, il fallait la demander et à chaque fois remplir les mêmes formulaires.  

On sait que le coût du logement reste une des causes principales du risque de pauvreté. Comptez-vous faire des propositions pour y remédier ?

Ce qui me tient beaucoup à cœur dans le logement, et je le vois en tant qu’échevine de la Ville de Luxembourg, c’est la réglementation relative au nombre de pièces obligatoires dans un logement pour les familles. Il faut la revoir. Par exemple, en ce moment, pour une famille qui compte trois enfants, il faut un appartement avec quatre chambres à coucher parce qu’on dit que tout enfant de plus de 12 ans doit avoir sa propre chambre à coucher. Ça, c’est un vrai problème, surtout pour les familles nombreuses et pour les familles monoparentales. C’est quelque chose qu’il faudrait changer parce qu’aujourd’hui, on vit différemment. Il n’y a pas de mal à ce que deux enfants partagent une même chambre.

Repères

État civil et études. Née le 16 mai 1973 à Luxembourg, Corinne Cahen est la mère de deux filles. Elle possède un DESS en journalisme bilingue français-anglais.

Journaliste. Elle a travaillé au sein de plusieurs rédactions à partir de 1992 et jusqu’en 2006, comme RTL Radio et Télé à Luxembourg, mais également pour l’AFP à Washington.

Entrepreneuse. Début 2001, elle quitte RTL pour reprendre l’entreprise familiale Chaussures Léon, qui fête cette année ses 100 ans d’existence.

Ministre. Elle a été nommée ministre de la Famille, de l’Intégration et à la Grande Région en décembre 2013 et a conservé son poste après les élections d’octobre 2018.

Échevine. Corinne Cahen quitte le gouvernement en juin 2023 pour se consacrer aux élections communales à Luxembourg. Elle est élue et devient échevine.

Un commentaire

  1. Mme est propriétaire de combien de logements ?