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Constantin Brancusi ou l’art au tribunal


En 1927, Constantin Brancusi est une star à Paris, où il crée frénétiquement et invente un nouveau langage. (Photo : Dargaud)

Pour son premier ouvrage en solo, Arnaud Nebbache revient sur un procès rocambolesque : celui qui opposa, en 1927, le sculpteur Constantin Brancusi à l’État américain. Entre les deux, une réflexion majeure et historique autour de l’art.

C’est un album qui, régulièrement, invite à prendre de la hauteur, tant par son sujet que par son personnage principal, Constantin Brancusi, sorte de sculpteur équilibriste dont la philosophie même, héritée d’Auguste Rodin, exhorte à «voir plus loin» et à créer en se jouant des lois de la gravité.

Au centre, ici, il y a d’abord la question de l’art qui, au début du XXe siècle, amorce une véritable révolution, bien décidé à s’affranchir de la représentation du réel. Tout autour, ensuite, ses fervents partisans, luttant contre l’incompréhension du public et des critiques. Plus généralement, contre «l’ignorance» d’un monde aux fondations conservatrices.

Ainsi, pour faire bouger les lignes, et rompre, comme le dit Fernand Léger dans l’ouvrage, «avec toutes les idées artistiques établies depuis la Renaissance», il faut se battre. Ce procès, aussi «lunaire» soit-il, en est une démonstration parlante.

On est alors en 1927. Constantin Brancusi, barbu hirsute venu de Roumanie, est déjà une star à Paris, où, 11 impasse Ronsin, il crée frénétiquement et invente un nouveau langage avec des œuvres épurées qu’il met habilement en lumière et en espace. Sa volonté de bousculer les traditions ne va pas plaire à tout le monde, notamment de l’autre côté de l’Atlantique, comme à l’occasion d’une première exposition à New York en 1913.

La question des frontières de l’art

Mais le nouveau monde est porteur de tant de promesses (de succès) qu’il faut insister, ce que le sculpteur fait sur invitation de son ami Marcel Duchamp (l’iconoclaste inventeur des «readymades») et de la galerie Brummer.

Parmi les œuvres envoyées à travers l’océan, il y en a une plus emblématique que toutes les autres : L’Oiseau dans l’espace, sculpture abstraite en bronze, mince et fuselée, fruit de plusieurs variantes d’une série entamée en 1919 (qui s’achèvera en 1941). Car ce que cherche Constantin Brancusi, selon ses aveux, c’est l’«essence du vol».

Une approche esthétique qui va toutefois laisser de marbre les douaniers américains : pour eux, ce n’est pas de l’art, mais bien un objet industriel, auquel une taxe de 4 000 dollars doit être appliquée.

L’enjeu est de taille, «fondamental» même : au-delà de l’aspect financier, il pose en effet la question de définir les frontières de l’art avec, au bout, pour ses défenseurs, une «liberté infinie permettant une création totale», déjà accordée aux peintres. C’est donc toute la problématique de ce procès, qui va courir sur près de deux ans avec deux parties qui s’affrontent, l’une représentant la modernité, et l’autre, les coutumes.

Un vrai tour de force d’Arnaud Nebbache

À la barre ou dans les ateliers défilent des célébrités, collectionneurs, designers, directeurs de musée et bien sûr, artistes : Edward Steichen (c’est lui qui a acquis L’Oiseau dans l’espace), Jacob Epstein, Peggy Guggenheim, Man Ray, Alexander Calder, Erik Satie, Jean Prouvé…

Resté à Paris, Constantin Brancusi, lui, broie du noir, «bouleversé et obsédé» par cette affaire, trop lourde pour un seul homme, qui soulève tant et tant d’interrogations : qu’est-ce qu’une œuvre d’art? A-t-elle une fonction utilitaire? Est-ce l’artiste qui l’a faite? Est-elle unique? Comment qualifier celui qui l’a fabriquée? Quel est le rapport de l’objet avec le titre? Sans oublier une dernière question, essentielle : qui est en mesure de l’apprécier?

Ce procès, connu comme étant celui de «l’art moderne», a eu le mérite de supplanter le jugement de goût («ceci est beau») par une affirmation : ceci est de l’art – et ce, malgré l’opposition farouche (à l’image de cette une du New York Daily Mirror qui disait «If it’s a bird, shoot it!» (Si c’est un oiseau, tirez dessus!)).

Arnaud Nebbache, jusqu’alors branché littérature jeunesse, réalise un vrai tour de force pour sa première BD. Outre le rappel de cette histoire où juridique et esthétique se mêlent, il impose un style qui pourrait s’approcher de celui de Constantin Brancusi : à la fois simple et efficace!

Ce qui s’observe dans sa narration, volontairement simplifiée pour alléger les propos et être abordée comme une enquête à suspense. Dans ses dessins, aussi, aux couleurs délicates et aux jeux d’ombres, parfois libérés du cadre.

Un geste qui rappelle toute la philosophie qui anime les débats : oui, pour exister, l’art doit s’affranchir des cases, embrasser l’espace et éviter, comme l’oiseau, de finir dans une cage.

Brancusi contre États-Unis,
d’Arnaud Nebbache.
Dargaud.

L’histoire

1927. Un procès ubuesque se tient à New York. Avocats, témoins, experts et artistes débattent pour savoir si le travail de Constantin Brancusi doit être considéré comme de l’art. En écho, à Paris, le sculpteur et ses contemporains doutent.

Son travail est-il à la hauteur face au génie de l’artisanat et de l’industrie? Le nouveau continent a-t-il les épaules pour jouer le rôle central dans l’art moderne que l’histoire lui impose désormais?