Vingt-cinq musiciens intercontinentaux de haut vol unissent leur voix contre le racisme systémique. Après un double album, ils prônent le vivre-ensemble sur scène, notamment à Dudelange. Découverte.
Le combat du racisme en musique ne date pas d’hier. On pense à Strange Fruit de Billie Holiday (1939) et à Say It Loud – I’m Black and I’m Proud de James Brown (1968). Depuis un siècle, ces artistes luttant pour plus d’égalité et de justice sociale ne se comptent plus, de Nina Simone à Bob Marley ou Curtis Mayfield. Préférons alors, pour simplifier, le cri de rassemblement lancé par Fela Kuti : «La musique est l’arme du futur.» Un slogan qui colle parfaitement à l’initiative lancée par la productrice Stefany Calembert. En pleine pandémie, alors que son label Jammin‘colorS est paralysé, elle se tourne, comme beaucoup, vers le gouvernement belge pour une aide financière. Le prêt est plus généreux que prévu.
Avec l’excédent, elle se plait à imaginer un «gros projet humain» qui ferait écho à la mort de George Floyd à Minneapolis, en mai 2020, étouffé par un policier, et qui va initier le mouvement «Black Lives Matter» et ses ramifications à travers le monde. Une affaire malheureusement banale, qui la ramène à sa propre histoire, aux anecdotes tout aussi ordinaires. «Petite, à Bruxelles, j’avais des amis du Mozambique, du Maroc, de Guadeloupe… On me répétait que j’avais de mauvaises fréquentations. C’était d’une injustice folle !» Des remarques qui reviennent, plus tard, quand elle se met en couple avec le célèbre bassiste afro-américain Reggie Washington, avec qui elle a eu trois filles métisses.
Dépasser les douleurs, sans gommer la diversité
«Le racisme, on le vit régulièrement. Par exemple, une nuit, un de mes voisins faisait du bruit. J’ai alors été chez lui pour lui demander de baisser le volume, et il m’a répondu : « oh toi, avec ton nègre »…» Stefany Calembert est convaincue qu’il «faut faire quelque chose», mais pas n’importe comment : «En tant que blanche, il m’était impossible de parler pour les autres. Je voulais surtout un projet qui sonne juste.» Vite, l’idée s’affine et se matérialise : réunir un collectif «all stars», de tout âge et de tous les continents, unis pour dépasser les douleurs et prêcher le vivre-ensemble, mais sans gommer la diversité de leurs origines.
Quelque 25 musiciens-compositeurs (et d’autres, nombreux, à leurs côtés) répondent à l’appel. Ils viennent des États-Unis, des Caraïbes et d’Afrique, sont tous connus pour leur travail et leurs prestigieuses collaborations (avec D’Angelo, Salif Keita, Marcus Miller, Erykah Badu, Steve Coleman…). Le plus âgé est le Malien Cheick Tidiane Seck (79 ans) et le plus jeune, Immanuel Wilkins, n’a que 25 ans. Chacun, ou presque, a imaginé une chanson, toutes compilées dans un généreux double album sorti en mars de cette année : Black Lives – from Generation to Generation.
Un monde replié sur lui-même qu’il faut «casser»
Dessus, toute la créativité de cette communauté afro-diasporique s’affiche dans un foisonnant éclectisme, où se mêlent avec envie jazz, rap, funk, rock, blues, musique africaine et folklore caribéen. Un disque qui, malgré ses racines multiples, trouve un équilibre dans le son, comme dans l’humeur. Stefany Calembert : «Certains morceaux parlent de colère, d’autres d’espoir. Mais le message principal va plus loin que la cause du racisme même. Il s’agit avant tout de défendre une forme de liberté, et cette nécessité de s’unir, de partager.» Un discours d’autant plus sensible dans un monde moderne «fermé» où les «gens sont sur la défensive». «Il faut casser tout cela!»
Parmi les créations, on trouve notamment celle de Jacques Schwarz-Bart, Dreaming Of Freedom (For Tony). Ce saxophoniste originaire de Guadeloupe y raconte sa rencontre avec un homme qui est resté trente ans en prison «pour un crime qu’il n’a pas commis». «Il venait à mes concerts. On s’est connus comme ça et on est devenus amis», précise-t-il. Lui aussi, en tant qu’afro-descendant, antillais et juif, a connu le racisme «bête et méchant», d’abord en Suisse puis en France, où on le prenait pour un «arabe», avant de s’installer à Boston en 1990. «Aux États-Unis, le mouvement « Black Lives Matter » est une réalité quotidienne, surtout dans certains États du sud. Des Noirs y meurent sans raison», juste à cause de leur couleur de peau.
Racisme «décomplexé» et menaces démocratiques
Il se souvient d’ailleurs parfaitement de son arrivée au Berklee College of Music, il y a plus de trente ans. «La première chose qui m’a choqué, c’était l’absence de mélange. Les Blancs restaient entre eux, comme les Noirs. Moi, étant métis, j’ai pu navigué entre les deux et voir ce que les gens pensaient. Il y avait un mur invisible, ou plutôt trop visible, entre ces mondes.» Une ségrégation américaine, «perceptible dans la division des communautés, des quartiers», avec laquelle il a cherché à prendre ses distances. «J’ai appris à ne pas prendre les choses personnellement. Si on avance avec le poids de cette bêtise haineuse, on devient acide et on se replie sur soi-même.»
Face au populisme qui monte aux États-Unis (comme en Europe), et ces «menaces réelles contre la démocratie», Jacques Schwarz-Bart est partagé. Il reconnait, d’un côté, que la situation a évolué, notamment à travers la vision des nouvelles générations, «plus ouvertes humainement». Mais en parallèle, il y a en réponse une véritable «crispation» d’une partie de la société, qui se sent «menacée» et qui appelle «au retour à la ségrégation». Un racisme «décomplexé» contre lequel il faut combattre. «La diversité ne doit pas être vue comme une agression. On est tous humains. Il est où, le problème?»
«La musique est un langage universel!»
Le projet «Black Lives» va dans ce sens, avec cette production patchwork à voir, pour lui, comme «une vaste fresque». «C’est tout l’intérêt : exposer la richesse et la variété des approches, ainsi que questionner la réalité culturelle du mot « noir »» qui, au cœur de cette folle mixité, «ne veut rien dire». Un message qui, depuis hier et un premier concert au Botanique (Bruxelles), est relayé sur scène, à travers un collectif à géométrie variable haut de gamme. Stefany Calembert est satisfaite : «C’est quelque chose de beau, de simple, de touchant, qu’on avait envie de partager avec le public.» Au point qu’un second disque est déjà dans les tiroirs, avoue-t-elle.
Avant une prochaine escapade à Paris, Strasbourg et Londres, l’équipe sera à Dudelange samedi, afin d’y «amener le débat, de combattre les préjugés» et de montrer que la «musique est un langage universel», sans distinction de race ou de couleur, dixit Jacques Schwarz-Bart. Lui en profitera, entre deux répétitions, pour aller saluer sa tante qui vit à Esch-sur-Alzette et qu’il n’a pas vue depuis vingt ans. L’invitation est en tout cas sincère, comme l’affirment certains participants. «C’est pour tout ceux qui aspirent à l’amour», dit Cheick Tidiane Seck sur la vidéo promotionnelle de l’album, tandis que Sharif Simmons, as du «spoken word», précise : «Vous nous faites souffrir, on vous donne notre âme.» Laissons les derniers mots au batteur de grande classe qu’est E.J. Strickland : «Les scientifiques ont déjà prévu que dans le futur, on aura tous le même ton beige». Et cette haine «n’a juste pas de sens».
«Black Lives – from Generation to Generation». Opderschmelz – Dudelange. Samedi à 20 h.