La présidente du Conseil national des femmes, Claudine Speltz, revient sur l’état de l’égalité entre les genres au Luxembourg et sur les priorités à adopter en 2025.
Le Conseil national des femmes du Luxembourg (CNFL) lutte pour les droits des femmes et l’égalité des genres depuis 50 ans cette année. Violence domestique, inscription du féminicide dans le code pénal, manque de moyens dans les foyers… Un demi-siècle après sa création, le chemin est encore long. Sa présidente, Claudine Speltz, fait le point.
L’année 2024 s’est conclue avec la condamnation en France de 51 hommes dans un procès historique, l’affaire Pelicot. Qu’en avez-vous pensé ?
Claudine Speltz : Je ne peux que souligner l’attitude de madame Pelicot et son courage d’avoir osé dire publiquement ce qui lui était arrivé. Elle a prononcé une phrase que j’ai fait mienne : « La honte doit changer de camp« . Tout ce que j’espère, c’est que le courage de cette femme fasse changer les mentalités aussi chez nous, au Luxembourg, et que les femmes osent parler. Parce que la société luxembourgeoise est une société très pudique, on ne dit pas les mauvaises choses, on les enveloppe… La création de l’association La Voix des survivant-e-s est déjà une grande chose. On ne peut que respecter la volonté de ces femmes d’expliquer en public ce qui leur est arrivé pour dire qu’il faut que ça cesse, qu’on trouve des solutions afin que la situation puisse s’améliorer plus ou moins rapidement. À mon avis, l’affaire Pelicot est un nouveau point de départ.
En parlant de La Voix des survivant-e-s, l’association a lancé une pétition pour défendre ses propositions en matière de lutte contre les violences fondées sur le genre, afin de mettre fin à l’impunité.
Elle a eu un bon retentissement, elle a dépassé les 5 000 signatures. C’est très bien parce qu’elle peut faire passer le message des victimes de violence qui ont subi toutes les difficultés, les portes fermées et les angoisses. Il y a des exemples concrets de personnes n’ayant pas été écoutées par la police et la justice. Le pétition va amener le débat sur une modification de la loi, notamment sur la notion de féminicide, la prescription trentenaire et la distorsion des peines. Je souhaite que La Voix des survivant-e-s arrive à ses fins, c’est important. Elles ont le soutien du Conseil.
Il y a un manque flagrant de statistiques
Quels sont les principaux problèmes en matière d’égalité entre les genres au Grand-Duché ?
Au Luxembourg, lorsque l’on parle de violence, on parle essentiellement de violence domestique. Or elle n’est pas la seule forme. Il y a également la violence psychologique, la violence due au revenge porn, la violence sexiste dans la sphère publique, par exemple au travers des publicités… Et puis, une violence très actuelle, celle transmise dans les contenus créés par l’intelligence artificielle. Aujourd’hui, il est facile de prendre le visage de quelqu’un et d’en faire des images pornographiques. On peut aussi parler du développement du masculinisme sur les réseaux sociaux, qui touche également le Luxembourg. Il y a tout un tas de types de violence.
Un autre problème majeur, c’est le manque flagrant de statistiques sur les violences, ses formes et sur les personnes concernées. D’autant plus que les statistiques existantes sont un peu ambiguës parce qu’elles donnent aussi des chiffres pour les hommes en laissant penser que les femmes en sont responsables, alors que la majorité des hommes violentés sont mineurs et victimes d’autres hommes. Sauf que pour pouvoir mettre en place des politiques efficaces, il faut avoir des statistiques fiables et qui distinguent les différents types de violence.
Le Luxembourg est-il en retard dans la lutte pour l’égalité entre les genres ?
Ça dépend sur quelles problématiques. Au niveau européen, nous ne sommes pas trop mal placés. Comme je l’ai dit précédemment, ce qui nous manque sur certains points, ce sont des chiffres. Sur le harcèlement de rue par exemple, nous manquons de statistiques. Or il existe, on entend souvent des témoignages de personnes l’ayant vécu. Mais nous essayons d’avancer. Le problème, c’est que c’est long. C’est un problème d’éducation et on ne commence pas assez tôt. Il y a encore du travail à faire, c’est évident.
Nous sommes un petit pays, je trouve que nous faisons déjà pas mal de choses à notre échelle. Ce que nous entendons ici, c’est ce que nous entendons aussi dans tous les autres pays : des thématiques ne retiennent pas assez l’attention des statistiques. Et c’est aussi une question de moyens et de priorités. En fonction des moyens que l’on a, on peut donner différentes priorités suivant les besoins du moment. Il y a des tas de choses à faire, il faut juste s’en donner les moyens financiers et sociaux.
Il y a des tas de choses à faire, il faut juste s’en donner les moyens financiers et sociaux
Quelles sont justement les priorités ?
D’abord, le plan juridique. Il faut renforcer l’arsenal juridique contre les violences faites aux femmes. C’est vraiment important de le moderniser et de porter plus d’attention par rapport à l’évolution du monde et des idées que nous avions auparavant.
L’autre priorité, c’est l’éducation. L’éducation dès le plus jeune âge au respect de l’autre. Apprendre à l’enfant que, peu importe son genre, quelqu’un est avant tout une personne avec une personnalité propre, des envies et des besoins. On doit regarder les gens comme des personnes entières qui ont le droit de s’épanouir en fonction de leur personnalité et pas en fonction du rôle social qu’on veut leur donner. Ça, c’est un petit peu un idéal. L’être humain est une entité qui doit être respectée en tant que telle. Et ça, ça demande beaucoup d’éducation pour réussir à décortiquer les stéréotypes et les biais.
Et les autres domaines dans lesquels il faut avancer ?
L’intersectionnalité est importante. Elle joue beaucoup dans l’inégalité entre les hommes et les femmes, parce que certaines femmes sont victimes à plusieurs niveaux : par leur origine, leur culture, leur religion, leur santé, leur statut social… Et je trouve que le Luxembourg est assez faible dans la reconnaissance de ces inégalités. Si on regarde la création des associations, il y en a très peu qui sont intersectionnelles, elles sont souvent très spécifiques et culturellement séparées. Pourtant, les femmes migrantes sont un groupe très vulnérable, elles vivent des situations encore plus dramatiques… Je pense que l’on a un devoir de sororité à accomplir pour faire respecter toutes les femmes et vivre ensemble harmonieusement.
Et il y a évidemment d’autres inégalités dans plein de domaines différents. Dans le travail déjà. Un exemple tout frais, c’est celui de la réforme des heures d’ouverture des commerces. Il faut se demander à qui elle va profiter et qui va en subir les conséquences… Il y a aussi la question du financement des pensions, qui devrait être individuelle. L’égalité passe aussi par l’indépendance financière. Il y a aussi des inégalités dans les domaines de la santé, de la politique ou encore du sport… Bref, il faut avancer dans tout un tas de domaines.
Vous voulez notamment intégrer le féminicide dans le code pénal luxembourgeois. Pourquoi cela est-il important ?
Le vocabulaire est important. Le fait de mettre un nom sur quelque chose montre la réalité de cette chose. Une femme, elle est violentée et tuée parce qu’elle est une femme. C’est un crime renforcé par une circonstance aggravante. D’inscrire le féminicide dans le code pénal, cela changerait quelque chose dans l’esprit des gens. Nous avons eu des entretiens avec différents ministres de la Justice, sans avoir jusqu’à présent obtenu gain de cause. Mais grâce à la Convention d’Istanbul, je pense que le féminicide sera au programme d’ici la fin de l’année.
Le 20 janvier auront lieu les assises consacrées aux violences fondées sur le genre. Qu’en attendez-vous ?
Toutes les problématiques vont être soulevées lors des assises, c’est sûr. On va faire le point, ce qui est très bien. Mais ça ne suffit pas. Ce que je ne voudrais pas, c’est que l’on sorte de là satisfait parce que l’on a simplement constaté des choses. Je voudrais qu’on en sorte avec des actions, des projets, des statistiques… Il faut prendre les choses à bras-le-corps. Le Conseil national des femmes constate des inégalités depuis 50 ans, certaines ont été résolues, d’autres non. Désormais, on doit savoir ce qu’on doit faire et s’en donner les moyens humains et financiers. Il faut aussi reprendre ce que nous avons déjà fait et se donner les moyens d’analyser ce qui était bon et ce qui doit être changé.
Au Luxembourg, il existe des foyers d’accueil pour les victimes de violence domestique. Quelle est la situation sur le terrain ?
Déjà, il y a un manque de maisons et de foyers pour les accueillir. Et les foyers existants manquent de places. Le Conseil national des femmes en a un, le Foyer-Sud, Fraen a Nout, et nous avons une liste d’attente en permanence, donc un défaut de places. Il serait nécessaire d’augmenter la possibilité d’accueillir ces personnes victimes de violence, et de pouvoir les accueillir avec leurs enfants. L’idéal, ce serait d’avoir des maisons qui les guident et les accompagnent dans leurs démarches : police, première enquête, dossier judiciaire et médical…
Il y a également d’autres problèmes. Après la période d’accueil dans le foyer, le problème qui se pose pour ces femmes, c’est de trouver un logement. Non seulement à cause des prix, mais aussi à cause de la réticence des propriétaires à conclure un contrat de bail avec une femme seule et a fortiori avec des enfants. Et lorsque nous accueillons des femmes avec des enfants, il y a aussi la difficulté d’avoir des places de courte période dans les écoles et les maisons relais environnantes pour les accueillir.
En octobre, le Conseil national des femmes fêtera ses 50 ans. Comment a-t-il évolué au fil du temps ?
Le Conseil, c’était l’idée géniale de créer une plateforme qui regroupait différentes associations de femmes au Luxembourg, dont l’une des priorités était l’égalité entre les hommes et les femmes. À ce niveau-là, nous n’avons pas changé. Notre ADN, c’est toujours la lutte pour l’égalité entre les genres. Nous ne l’avons pas encore atteinte, mais nous y travaillerons jusqu’au moment où nous l’atteindrons. L’évolution se fait surtout dans les thématiques et les problématiques abordées, et dans les avancées que nous atteignons.
Vous avez également initié un projet pour les moins de 30 ans, le groupe « Voix des jeunes féministes ». Pourquoi ce choix ?
C’est très important de donner la parole aux jeunes féministes pour qu’elles puissent s’exprimer. Les jeunes, c’est l’avenir. Nous, nous sommes le passé. Nous avons commencé à défendre des idées à partir des années 68. Il y a eu des femmes bien avant nous évidemment, mais c’est à ce moment-là qu’il y a eu un grand cri avec Gisèle Halimi, Simone Veil et toutes les femmes qui faisaient avancer les choses dans le quotidien. Il y a eu des évolutions grâce à ça, et chaque étape d’évolution touchait à des problématiques différentes. Au début, c’était de jeter les soutiens-gorges par la fenêtre, d’avoir le droit de signature, de pouvoir travailler sans demander d’autorisation… Aujourd’hui les problématiques et les craintes des jeunes femmes sont différentes, il est important qu’elles puissent aussi les exprimer. Il ne faut pas vivre dans le passé. Le passé peut seulement éclairer le présent pour éviter de refaire les mêmes erreurs, et pour progresser vers notre idéal, celui d’arriver à une égalité des genres.
État civil. Claudine Speltz est née en Belgique. Elle est arrivée au Luxembourg en 1971. Elle est mariée, a deux enfants et quatre petits-enfants.
Formation. Gestion et création d’entreprises.
Carrière. Après une interruption de carrière à la naissance de ses enfants, Claudine Speltz était considérée «trop vieille» pour reprendre le travail. Elle a donc lancé, à la fin des années 80, sa propre entreprise de gestion immobilière. Elle est désormais à la retraite, depuis 2011. Mais elle continue à travailler dans différentes associations et donne des cours.
Associatif. Le thème de l’égalité entre les genres a toujours fait partie de sa vie. Dès son arrivée au Luxembourg, Claudine Speltz a créé un mouvement de jeunes féministes. Ont suivi de nombreuses associations au fil des décennies : association Aux cœurs des mots, Femmes leaders mondiales, Fédération des femmes cheffes d’entreprise du Luxembourg, entre autres.
Conseil national des femmes. Après avoir rejoint le conseil d’administration du Conseil national des femmes du Luxembourg (CNFL), où elle représente la Fédération des femmes cheffes d’entreprise, Claudine Speltz a pris la tête du CNFL en 2023. Elle poursuit aujourd’hui son deuxième mandat. Elle en deviendra ensuite très certainement la trésorière.