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[Cinémathèque] Surréalisme, la beauté de l’étrangeté


(photo DR)

L’année 2025 démarre en beauté à la Cinémathèque, avec la fin de son cycle consacré au cinéma surréaliste. Hermétique, bizarre, délirant, inconfortable ou merveilleux, c’est l’occasion de décortiquer ce genre assez inclassable.

Au-delà du réel

Dans le langage commun, le terme «surréaliste» se révèle «passe-partout», en ce qu’il désigne toute forme de distorsion du réel. Le cinéma est alors, selon ce prisme, «surréaliste». Car, même lorsqu’un film cherche à être au plus proche dudit réel, il ne s’agit que d’une illusion; le tour de manège ou de magie fonctionne grâce à la technique.

Aux antipodes du naturalisme, là où l’écran devient un miroir de la réalité, le surréalisme aurait à voir avec le rêve ou avec le cauchemar, les états altérés de la conscience ou l’inconscient, en fait avec la réalité dite «alternative» – à moins qu’il s’agisse de la réalité en tant que telle, puisque son reflet reste limité par notre perception.

En tant que mouvement, le surréalisme se définit plus nettement. Né en France au début du XXe siècle, il englobe toutes les expressions artistiques – la peinture, la photographie, la poésie, la musique, le théâtre. Il va de soi que le cinéma n’y échappe pas, en posant, via les images en mouvement, un miroir déformant.

Alors qu’en 1924, André Breton publie son Manifeste du surréalisme («Dictée de la pensée, en l’absence de tout contrôle de la raison»), quatre ans après, Antonin Artaud écrit le scénario de La Coquille et le Clergyman, moyen métrage réalisé par Germaine Dulac qui serait le versant cinéma du Manifeste.

Cet obscur objet du délire

À propos de La Coquille et le Clergyman, Antonin Artaud affirme : «Ce scénario recherche la vérité sombre de l’esprit.» Car si le surréalisme, dès son Manifeste, a, pour le coup, beaucoup à voir avec Marx (les frères comédiens, pas le philosophe) et serait, dans l’art généalogique, une sorte de «cousin» contemporain de Charlie Chaplin et du cinéma expressionniste, il concilie la part la plus obscure de la vie et l’illumination, en faisant dialoguer la folie et la raison.

Pour s’appuyer sur Antonin Artaud, il s’agit d’aller au-delà de la réalité («sur-réalisme»), afin de mieux s’approcher de la vérité. Artaud à nouveau, dans Sorcellerie et cinéma (1927) : «Si le cinéma n’est pas fait pour traduire les rêves ou tout ce qui, dans la vie éveillée, s’apparente au domaine des rêves, alors le cinéma n’existe pas.»

Le cinéma existe en tant que prolongement, ou aboutissement, du geste surréaliste, jusqu’à faire de ses expérimentateurs des artistes totaux : c’est le cas de Jean Cocteau, peintre, dramaturge et poète, autant que de Man Ray, photographe et peintre, voire d’Alejandro Jodorowsky, mime, écrivain, magicien, ou bien de Salvador Dalí, qui tâte du cinéma, quand il ne sculpte pas en tripotant sa moustache, elle-même surréaliste.

Les portes de l’irrationnel

En 1929, René Magritte inscrit, sur son tableau La Trahison des images, «Ceci n’est pas une pipe», pendant que Salvador Dalí et Luis Buñuel réalisent Un chien andalou, un film étrange, opaque, et même violent (l’œil tranché au rasoir) : l’«expérimental» se mélange au «surréalisme». Alors, ceci n’est pas un film ? S’il sera question, en 1954, des «portes de la perception» avec Aldous Huxley, puis avec le psychédélisme, Un chien andalou donne les clefs magiques pour ouvrir celles de «l’irrationnel».

Luis Buñuel est, à ce propos, le seul réalisateur à se revendiquer ouvertement du «cinéma surréaliste». Et force est de constater qu’il ne s’agit pas seulement, dans le surréalisme, de dépasser la réalité, mais aussi le cinéma. Car oui : le réalisateur espagnol reste la figure symbolique du genre, tout autant qu’il figure parmi les cinéastes les plus influents de tous les temps, du moins de ceux qui ont le plus distordu autant le réel que la grammaire du septième art – David Lynch, Guy Maddin, Gaspar Noé… En fait : des cinéastes qui dépassent le statut de «metteurs en scène», pour être considérés comme des «artistes».

Salles obscures et rêves

S’il y a une séquence de rêve, le surréalisme n’est pas loin. Parce qu’au fond, le surréalisme, c’est souvent la projection à l’écran de ce qui n’existe que dans nos têtes; c’est sinon, pour ainsi dire, la possibilité de voir les yeux ouverts ce qu’on ne voit, d’ordinaire, que les yeux fermés.

Si les salles sont obscures, c’est parce qu’elles sont faites aussi pour visionner nos rêves les plus refoulés ou nos plus merveilleux cauchemars. Avec ses fantasmes, ses souvenirs et, justement, ses déviations oniriques, Otto e mezzo (Federico Fellini, 1963) contient sa part de surréalisme, en plus d’être un grand film métaphorique et métaphysique sur la création artistique.

Being John Malkovich (Spike Jonze, 1999), c’est ce rire nerveux de l’angoisse qui se situe à mi-chemin entre le terre-à-terre dérangeant et le surréalisme le plus délirant. Mulholland Drive (David Lynch, 2001), ce n’est qu’un film de rêve; le surréalisme se loge dans sa narration labyrinthique, son traitement trouble de l’image ou ses apparitions invraisemblables, comme celles du cowboy ou de la sorcière, connus à force en tant que «personnages lynchiens». Pauline Kael, célèbre critique de cinéma, a qualifié David Lynch de «premier surréaliste populaire».

Surréalismes

Mais encore. Il y a du surréalisme dans le cinéma belge : la même année qu’Un chien andalou, déjà, Charles Dekeukeleire réalise Histoire de détective, un film montage-collage sous influence surréaliste, pendant que Jean-Jacques Rousseau (le cinéaste, pas le philosophe), dans cette même veine, s’autoproclame «cinéaste de l’absurde».

Au-delà de Terry Gilliam, dès 1975 avec l’humour, justement, absurde de Monty Pyton and the Holy Grail ou même du Raoul Ruiz de Trois vies et une seule mort (1996), il y a du surréalisme en Espagne avec Alex de la Iglesia, en République tchèque avec Jan Švankmajer, au Japon avec Shuji Terayama ou en France avec le couple (séparé) Marc Caro et Jean-Pierre Jeunet.

Aujourd’hui, le surréalisme fait un retour triomphant sur sa terre originelle, avec le réalisateur le plus emblématique du genre, Quentin Dupieux. Son Daaaaaalí! (2024) rend hommage à Salvador Dalí, mais aussi, en faisant jouer le rôle de l’artiste espagnol à différents acteurs, au Luis Buñuel de Cet obscur objet du désir (1977). Ceci est un biopic ? À l’image de Buñuel et Dalí : surréaliste.