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[Cinéma] «Slocum et moi», le grand dernier de Jean-François Laguionie


Jean-François Laguionie raconte comment son père a construit dans son jardin une réplique du voilier de Joshua Slocum, premier navigateur à effectuer un tour du monde en solitaire.

À 85 ans, le maître français de l’animation Jean-François Laguionie replonge dans un «mystère» de son enfance avec «Slocum et moi», long métrage coproduit au Luxembourg et que l’auteur annonce comme son «dernier».

Grand nom du cinéma d’animation en France, Jean-François Laguionie dit n’être «pas à l’aise» avec les films biographiques. Prenant pour exemple A Complete Unknown, le récent film de James Mangold sur Bob Dylan – «un très bon film, que j’ai beaucoup aimé», précise-t-il –, il met en cause la «trop grande précision de l’image réelle».

«C’est sans doute pour cela que je me suis passionné pour le film d’animation, qui veut être ressemblant autrement, avec un peu de distance avec la réalité.» Même si le cinéaste regrette que son «moyen d’expression» de prédilection inspire une «peur du réalisme», il juge que «le cinéma d’animation, s’il creuse cette veine réaliste, va connaître une autre maturité qu’il n’a pas encore tout à fait atteinte».

Depuis ses débuts comme disciple de Paul Grimault jusqu’à Slocum et moi, son formidable septième long métrage (en salle à partir de demain), Laguionie a traversé six décennies d’évolutions, sinon de révolutions, dans son domaine. Face à la modernisation et la multiplication des techniques d’animation, à l’ampleur grandissante de l’industrie et des succès qu’elle produit, le cinéaste «refuse de (se) considérer comme un technicien» et assume «ne pas avoir un regard lucide» sur ces transformations.

«Pour moi, le cinéma, c’est toujours une façon de raconter des histoires, lançait-il début mars, en marge de l’avant-première de son nouveau film au Luxembourg City Film Festival. Qu’elles soient dessinées au crayon ou en 3D, cela n’a pas une grande importance. D’ailleurs, la plupart du temps, le public s’en fiche. Moi, je m’adapte.»

Jean-François Laguionie a été notamment consacré pour ses films utilisant la technique du papier découpé, dont La Traversée de l’Atlantique à la rame (Palme d’or du court métrage en 1978 à Cannes et César du meilleur court métrage d’animation en 1979). Depuis Le Tableau (2011), il a expérimenté des techniques mixtes, mélangeant l’animation 2D aux images de synthèse ou aux prises de vues réelles – mais quelle que soit la façon de faire, «ça coûte très cher et c’est très long», glisse celui qui, en six décennies de carrière, a souvent fait les frais d’un système de production complexe et risqué.

Ce fut encore le cas pour Slocum et moi, dont Laguionie souligne, par un doux euphémisme, qu’il est «raisonnable» de le considérer comme son dernier film : «Je le savais dès que j’ai commencé à l’écrire», affirme le cinéaste de 85 ans, qui souhaitait mettre un point final à son œuvre cinématographique avec un récit «plus spontané, plus facile à faire, mais dans lequel je pouvais vraiment mettre tout ce qui me tenait à cœur». Autrement dit, une autobiographie dessinée et animée.

«Petites chroniques»

Au cinéma, l’autobiographie, que l’on pourrait appeler aussi le «film de souvenirs», est la marque des grands maîtres, de Federico Fellini (Amarcord, 1973) à Steven Spielberg (The Fabelmans, 2022). Laguionie est de ceux-là. Slocum et moi cherche à percer un «mystère jamais résolu» et qui l’a poursuivi depuis l’enfance : cette «période de (s)es onze à (s)es seize ans» durant laquelle son père a construit dans son jardin une réplique du Spray, le voilier à bord duquel le navigateur Joshua Slocum a effectué, entre 1895 et 1898, le premier tour du monde en solitaire. «Comme si ce bateau qui n’a jamais navigué avait quelque chose à me dire que je n’avais pas compris à cet âge-là», analyse aujourd’hui le cinéaste.

Si, pour des raisons principalement financières, «le film a été très long à concrétiser», Laguionie a abordé le projet en écrivant d’abord un livre. Un bateau dans le jardin est publié en 2022, plusieurs années après sa rédaction, au moment où le cinéaste est en pleine production de son pendant cinématographique – par ailleurs titré à l’international A Boat in the Garden.

Dans un cas comme dans l’autre, Laguionie s’est «senti une autre responsabilité» loin de ses habituels questionnements artistiques, celle de «rendre un hommage rétrospectif à (s)on papa et à (s)a maman». Cette dernière avait déjà inspiré au réalisateur Louise en hiver (2016), portrait d’une septuagénaire empreint d’une douce mélancolie.

En mettant l’accent sur le père, un modeste représentant de commerce qui s’engage du jour au lendemain dans cette «aventure étrange» et solitaire, Laguionie s’est «rendu compte à quel point les rapports entre (s)on père et (lui) étaient assez distants, parce qu’on ne se parlait pas beaucoup, mais derrière lesquels il y avait un amour véritable».

Ce bateau qui n’a jamais navigué avait quelque chose à me dire que je n’avais pas compris étant enfant

Une séquence du film montre le jeune François découvrant le plan de construction du Spray : une révélation pour le garçon, qui prend goût au dessin en copiant son modèle à la perfection. Le cinéaste se souvient de «centaines de dessins» dans lesquels il reproduisait les illustrations des livres sur la mer qu’il piochait dans la bibliothèque de son père et de ses «dimanches matins au musée de la Marine pour dessiner des bateaux».

Comme les autres épisodes de son enfance racontés dans le film, qu’il appelle des «petites chroniques», Jean-François Laguionie a composé son scénario, signé avec sa collaboratrice habituelle et compagne Anik Le Ray, à «100 % de souvenirs personnels», en s’appuyant sur «quelques photos de famille» et une documentation riche et soignée.

À plusieurs décennies de distance, le réalisateur est même retourné au musée parisien, non plus pour y croquer des navires, mais pour reproduire les toiles de maître qui y sont exposées : «Ces grandes peintures ne sont pas du tout réalistes. Ce sont des choses complètement fantastiques, exagérées, mal fichues et terriblement impressionnantes. À côté, les maquettes de bateaux, qui sont d’une précision et d’une authenticité totales, paraissent presque sans intérêt», s’amuse Jean-François Laguionie.

Coproduction majoritaire

Fait assez rare pour être souligné, Slocum et moi a été coproduit par Mélusine Productions avec un financement majoritairement luxembourgeois – le Film Fund encourage les coproductions majoritaires à avoir un réalisateur luxembourgeois (ou résident), mais avait déjà fait une entorse à cette règle pour Conann (Bertrand Mandico, 2023). J

ean-François Laguionie note d’ailleurs que «le projet a réellement décollé» à la suite de sa rencontre avec Stéphan Roelants, le patron de Mélusine et de sa société sœur, Studio 352. Le cinéaste loue la «générosité formidable» de ce «grand monsieur de cinéma» et raconte : «On s’est tout de suite senti en phase : lui aussi est un grand passionné de bateaux. Lorsque je lui ai fait lire le scénario, j’ai senti qu’il adhérait tout de suite – même si j’aurais souhaité avoir plus de critiques! Derrière cette complicité, c’est quelqu’un qui dissimule ses sentiments. Un peu comme mon père…»

Pendant la longue période de création de ce dernier film, Laguionie a eu l’opportunité de réaliser un autre projet avec Mélusine, cette fois coproducteur minoritaire : Le Voyage du prince, suite indirecte du Château des singes (1999), avec lequel l’artiste souhaitait «approfondir les thèmes du racisme et de la différence, qui (lui) semblaient insuffisants» dans l’œuvre précédente, mais dont la réalisation a été portée en grande partie par son coréalisateur, Xavier Picard.

En comparaison, Slocum et moi est un Laguionie «tout entier», initié par le noyau dur qui est à la base de tous ses travaux récents (Laguionie, Anik Le Ray et le compositeur Pascal Le Pennec, qui travaillent chacun à leur «niveau de création» dès le lancement d’un projet). On notera par-dessus tout la beauté du dessin, entre les traits précis des décors, objets et accessoires et ceux plus délicats des personnages, à l’air parfois insaisissable.

Un parti pris qui relève du caractère «intime» du récit, et qui fait plus généralement remarquer à son auteur : «C’est au moment où j’ai décidé de la quitter que je me rends compte que l’animation réunit la peinture, la musique, la littérature, la photographie, la mise en scène, le jeu de comédien, et tout ça au service d’un film. C’est véritablement du cinéma.»