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[Cinéma] «Pacifiction», paradis ou enfer


Sorte de réincarnation de Gérard Depardieu, tout en costume de lin et lunettes bleutées, Benoît Magimel trouve ici l’un de ses tout meilleurs rôles. (Photo : les films du losange)

Dans l’enivrant Pacifiction, d’Albert Serra, Benoît Magimel incarne un haut fonctionnaire en poste à Tahiti, que la rumeur d’une reprise des essais nucléaires français dans le Pacifique va rendre paranoïaque. Du cinéma total et inédit.

En l’espace de trente ans (1966-1996), près de 200 essais nucléaires ont été menés par la France en Polynésie française. Si Jacques Chirac, alors président de la République, avait bel et bien annoncé leur arrêt définitif début 1996 après avoir ordonné une dernière campagne, l’insolent Albert Serra fait courir la rumeur d’une reprise des essais nucléaires dans ce paradis perdu, tourmentant l’esprit du haut-commissaire de la République De Roller (Benoît Magimel), qui va mener son enquête.

Injustement reparti bredouille du dernier festival de Cannes, où il concourait pour la Palme d’or, Pacifiction est un objet unique qui ne ressemble à aucun autre. On a certes du mal à ne pas y voir des réminiscences de Twin Peaks, de même que l’on peut rapprocher son héros, rongé par la psychose sous sa carcasse versatile, de ceux imaginés par les écrivains Joseph Conrad ou Herman Melville.

Avec, en sus, un soupçon de Don Quichotte, habile façon pour le réalisateur espagnol de fermer un cercle ouvert avec Honor de cavallería (2006), son impossible et absurde réinvention du mythe de Cervantès. Un peu du Joseph K. du Procès de Kafka, aussi… Le haut-commissaire De Roller est ainsi à la croisée des héros, des antihéros, des fous et des perdants, égal à lui-même en costume de lin beige et lunettes bleutées dans un monde instable.

Une de mes obsessions a toujours été de créer des images et des situations inédites dans le cinéma

Paradis ou enfer, la question reste en suspens dans ce lieu à la beauté renversante et sublimement mis en scène. Comme Gauguin et Brel avant lui, Albert Serra capture la splendeur des îles, tout en faisant d’elles le petit théâtre d’un monde interlope, sorte de microcosme qui aurait fait de Tahiti le dernier endroit sur Terre : un amiral qui aime passer ses nuits en discothèque (le bien nommé Paradise), un chef de clan aux fermes revendications, des élus locaux, d’étranges hommes d’affaires qui cachent peut-être des agents étrangers… Autant de parties qui nourrissent la paranoïa de De Roller. Car «l’essentiel du film se passe dans la tête de cet homme affable et énigmatique», ainsi que l’explique Albert Serra.

Après une flopée de films en costumes, dont La Mort de Louis XIV (2016) et Liberté (2019), Serra met en scène avec maestria le monde contemporain, qu’il juge «passionnant». «Mais je le fais sans idéologie, sans aucune idée préconçue ni volonté de porter le moindre discours sur l’époque (…) Seules les images m’intéressent.»

C’est peut-être l’une des raisons qui font que le réalisateur est allé chercher son inspiration loin des questions géopolitiques, plus inspiré par la Tahitienne Tarita Tériipaia, ex-femme de Marlon Brando qui, dans ses mémoires, souligne «les contrastes (…) entre la pureté de son enfance à Papeete et la présence parfois nocive des Occidentaux». Condensé par Albert Serra, on arrive à «un rapport entre paradis rêvé et corruption réelle, mais aussi entre une certaine réalité et le cinéma».

«Je trouve les films actuels affreusement explicatifs et didactiques »

Le seul titre du film résume cette plongée dans les histoires qu’on (se) raconte, sans forcément parvenir à les rattacher à la réalité. Alors oui, Pacifiction est un film flou; c’est là toute sa raison d’être. Le spectateur se confond presque avec le héros, comme ce fut le cas avec le détective incarné par Jack Nicholson et le mystère insondable de Chinatown (Roman Polanski, 1974) : «(Le public) partage en direct cette espèce de paranoïa que le personnage, tout en gardant un calme olympien, promène avec lui et dont l’objet est, c’est le moins qu’on puisse dire, pas clair», analyse Albert Serra. Mais chez lui – à la différence de Polanski –, le sens du réel, bien tangible, n’est jamais très loin.

Dans la zone grise qui couvre la distance entre réalité et paranoïa – vrai et faux, réel et fiction –, le réalisateur reste fidèle à son «obsession» «de créer des images et des situations inédites dans le cinéma». À l’image de cette relation bizarre entre De Roller et Shanna, la réceptionniste d’hôtel, bras droit et possible amante du fonctionnaire. Encore un mystère… Albert Serra : «Je trouve les films actuels affreusement explicatifs et didactiques. J’ai l’impression qu’ils s’adressent à des enfants à qui il faudrait sans cesse tout expliquer (…) Les films sont souvent des analyses de films. Tout l’inverse de ce que je recherche : la création pure, le risque que prend quelqu’un en se lançant sans savoir à l’avance ce qu’il va faire.»

Magimel trouve l’un de ses meilleurs rôles

D’île en île, de réception mondaine en négociations à portes closes, De Roller garde un flegme qui semble à toute épreuve. Tour à tour volubile, silencieux, avenant, cynique, sans jamais perdre de vue sa quête ni sa conscience, le personnage est incarné par un Benoît Magimel monstrueux en réincarnation de Gérard Depardieu, jamais immobile – à pied, dansant, dans sa Mercedes ou en jet-ski, De Roller parcourt les îles avec, pour seule arme, ses jumelles, espérant voir surgir un sous-marin ici ou là – et distributeur de punchlines.

«Arrête avec tes « mon ami », on n’est pas amis (…) Je te parle pas d’égal à égal, tu viens de sortir de l’œuf», coupe-t-il au jeune chef de clan dans une séquence d’anthologie, dont les dialogues ont été, comme dans le reste du film, improvisés. Dans la méthode Serra (trois caméras qui tournent en même temps et en continu, et les acteurs libres d’inventer), Magimel trouve l’un de ses meilleurs rôles. De toute façon, martèle le cinéaste, c’était «lui et personne d’autre!».

Pacifiction, d’Albert Serra.