«Les Fantômes» raconte la traque d’un ancien criminel de guerre syrien réfugié en Europe par un homme appartenant à une cellule secrète. Un thriller puissant sous haute tension.
Il est quasiment de tous les plans, imposant son regard intense et son corps fatigué à la caméra. Il émane de lui une gravité, quelque chose qui le leste au sol. D’abord des blessures, celles des mauvais traitements infligés dans les prisons du régime syrien en pleine guerre civile. Ensuite, un esprit troublé, marqué par les mêmes persécutions et agité par l’exil en France. Enfin, un secret : celui d’appartenir à une organisation secrète de réfugiés qui mettent leurs dernières forces en commun dans la traque des criminels de guerre.
Dans le viseur de Hamid, un de ceux qui, après avoir exécuté les basses œuvres du régime de Bachar al-Assad, ont refait leur vie incognito en Europe. Ils sont nombreux. Mais pour lui, ce n’est pas qu’un simple nom sur une liste : il a été son bourreau à la prison de Saidnaya, où 13 000 opposants ont trouvé la mort. Pour arriver à ses fins, du tortionnaire, il ne dispose que d’une photo floue (il n’a jamais pu voir son visage), mais il a gardé toutes les sensations de son supplice : le bruit de ses pas, son odeur, sa main qui tremble quand il l’étrangle… De forts soupçons pèsent alors sur Harfaz, un étudiant à l’université de Strasbourg. Il va le coller au plus près…
Jonathan Millet est un réalisateur pour qui la fiction résonne fortement avec le réel. Et ce premier film, Les Fantômes, porte en lui les échos de son passé de documentariste et de bourlingueur insatiable. Il confie d’ailleurs, dans le dossier de presse, «s’être installé à Alep à vingt ans», y avoir noué des amitiés qu’il suivra plus tard «pas à pas» et soutiendra sur les chemins de l’exil, en Turquie puis en Allemagne. Et son récit se veut aussi fidèle à ce qu’il a appris durant une année, quand il s’est documenté sur ces «cellules» qui cherchent à rendre justice. Leur mode opératoire ressemble à celui de toutes les autres : filatures, discussions anonymes lors de parties de jeu vidéo en ligne, traque numérique…
Je voulais faire des exilés des héros, certes tragiques, de cinéma
Présenté en mai dernier en ouverture de la Semaine de la critique, sélection parallèle du festival de Cannes, Les Fantômes a tout du thriller d’espionnage. Une évidence pour le cinéaste : «Les exilés dont je m’inspire peuvent être expulsés en fonction de leur pays d’origine, de leur âge… Alors, ils apprennent à avoir un faux nom, un faux pays d’origine. Ils sont obligés de mentir, de faire attention à tout, de tromper sur leur identité, avec tout ce que cela comporte de risques d’arrestation». À cela, remis au goût du jour par la série Le Bureau des Légendes, il évite les images trop «signifiantes» sur la guerre ou la torture (qui n’est appréhendée que par des enregistrements), préférant une approche où «l’écoute et le tactile relèguent hors champ» les horreurs.
On suit alors au plus près, collé à ses semelles, son «chercheur de preuves». On est avec Hamid (joué par l’acteur Adam Bessa) quand il multiplie les visites en centre d’accueil pour dénicher la moindre information, voit ses compatriotes se méfier de tout le monde (sachant qu’on ne sait jamais tout à fait dans quel camp est l’autre), veut se venger, doute et perd pied. «Le théâtre des opérations du récit, c’est le tourbillon de ses pensées. Je voulais raconter la grande Histoire à travers l’intime d’un personnage.» Car avec Les Fantômes, au-delà du thriller, c’est la question de la migration et ses traumas qui a passionné le réalisateur : «Je comptais parler de quelqu’un qui a parcouru la moitié d’un continent pour aller vivre ailleurs, et porte avec lui quelque chose», confie-t-il.
Ainsi, son film doit permettre de rendre plus nuancée l’image que l’on se fait des migrants, en France comme ailleurs : «Personnifier la migration me semble nécessaire. Vu la force de tout ce que j’ai entendu, je voulais faire des exilés des héros, certes tragiques, de cinéma». Une façon à lui de mettre en lumière toutes les «blessures intérieures avec lesquelles ils voyagent, la mémoire de la douleur qu’ils transportent avec eux». Avec, qui sait, au bout, le pardon et la reconstruction. Car l’espionnage, «c’est l’observation de l’autre», conclut-il, mais aussi et surtout «le mensonge sur soi-même».
Les Fantômes, de Jonathan Millet.