Le cinéma n’a cessé d’ausculter la psychiatrie, entre les fantasmes, les crises spectaculaires et les plongées intimes dans l’esprit troublé. Avec le triptyque documentaire de Nicolas Philibert, la folie n’est pas dramatisée : elle est écoutée.
Cliniques du regard
Quand le cinéma s’intéresse à la psychiatrie, il se tient souvent à la croisée de trois chemins : celui de l’institution, celui du regard et celui de la psyché. Dans 12 Jours (Raymond Depardon, 2017), la caméra s’installe au cœur d’un tribunal particulier : une salle d’audience où l’on décide du maintien en hospitalisation sans consentement. Ni fiction ni clinique pure, ce lieu devient un sas entre justice et soin. Tout se joue en quelques mots, face à un juge, dans une tension à peine visible mais omniprésente.
Plus loin, État limite (Nicolas Peduzzi, 2023) suit un psychiatre itinérant, qui soigne les patients dans un hôpital débordé. La psychiatrie y est en mouvement permanent, l’écoute résiste à l’asphyxie administrative.
Entre le cadre légal et l’urgence quotidienne, la fiction s’immisce pour interroger la représentation même de l’hôpital. One Flew Over the Cuckoo’s Nest (Miloš Forman, 1975) en montre un qui est discipliné comme une caserne, où l’autorité tue le lien. A Clockwork Orange (Stanley Kubrick, 1971) inverse le rôle : la thérapie comportementale devient un moyen de contrôle, vidant le patient de sa liberté pour en faire un être corrigé.
Quand la caméra plonge dans la tête des personnages, c’est carrément le langage du film qui change, à l’image de Persona (Ingmar Bergman, 1966) qui pousse l’expérience jusqu’à la brûlure de la pellicule. Fight Club (David Fincher, 1999) transforme le dédoublement en satire coup-de-poing de la société «moderne». Dans The Machinist (Brad Anderson, 2004), l’insomnie devient un cauchemar éveillé et le corps très amaigri fait office de symptôme filmé.
Récits de crise et corps en jeu
Le cinéma qui s’intéresse à la psyché ne parle pas seulement de l’esprit : il filme le corps, comme s’il portait l’écho de chaque faille intérieure. C’est le cas du terrible Requiem for a Dream (Darren Aronofsky, 2000) où le montage devient lui-même une drogue, via les sensations qui débordent l’écran – c’est le vertige visuel de la descente aux enfers.
Jacob’s Ladder (Adrian Lyne, 1990), quant à lui, étire la perception du temps, histoire de construire un cauchemar post-traumatique où l’on ne sait plus trop ce qui est réel. Spoiler : le film n’annonce son diagnostic qu’à la toute dernière bobine, en laissant le spectateur en pleine apnée. D’autres films tournent leur regard vers la thérapie elle-même, pour mieux en interroger les limites. The Brood (David Cronenberg, 1979) imagine une technique révolutionnaire qui extériorise les émotions refoulées sous forme de créatures – le corps devient un champ de bataille.
Certains films, moins «de genre», se rapprochent de ce qu’on appelle vaguement le réel. Girl, Interrupted (James Mangold, 1999) montre une unité psychiatrique féminine sans caricature, entre solidarité et isolement, alors que Silver Linings Playbook (David O. Russell, 2012) ose la comédie romantique en jouant la bipolarité comme une danse en déséquilibre (jusqu’à la séquence finale) entre le traitement et le désir. Mais la psyché déraille par passion – c’est ce qu’on appellerait, au sens propre, l’amour fou.
37°2 le matin (Jean-Jacques Beineix, 1986) filme une intensité amoureuse incandescente qui ne peut pas donner de «happy end». Et Misery (Rob Reiner, 1990) montre l’obsession d’une fan qui vire à l’emprisonnement, aussi bien physique que mental. Dans ces histoires, la passion sans tiers rime avec la claustration. Plus largement, dans tous ces films, le cinéma n’illustre pas directement la psychiatrie, il expérimente par l’image ce que le soin manipule : le cadre, le temps et la parole.
La psychiatrie sans effets spéciaux
Il y a les longs métrages qui filment la folie et ceux qui l’écoutent. Hollywood aime les regards écarquillés, les hallucinations graphiques et les crises spectaculaires : One Flew Over the Cuckoo’s Nest transforme l’asile en arène tragique, The Machinist fait de la psychose un puzzle à dissoudre, Silver Linings Playbook préfère l’oscillation entre chaos intérieur et héroïsation bancale. Abre los ojos (Alejandro Amenábar, 1997) explore les zones troubles de l’identité comme des labyrinthes de mise en scène – c’est l’esthétique de la déstabilisation où l’anomalie mentale devient un ressort de narration.
C’est tout l’inverse, justement, de ce que propose Nicolas Philibert, dans son triptyque documentaire sur la psychiatrie contemporaine, initié avec Sur l’Adamant (Ours d’or à Berlin, 2023), poursuivi avec Averroès & Rosa Parks et clôturé par La machine à écrire et autres sources de tracas (2024). Chez Philibert, la folie n’est pas un trouble à figurer, mais une parole à accueillir. Le projet est d’abord né d’un film unique – un portrait d’un centre de jour flottant sur la Seine – puis a dérivé vers deux autres lieux : l’un hospitalier, l’autre domestique.
Le cinéaste trace alors une carte de l’écoute sur trois espaces : la péniche (ouverte), l’hôpital (contraint), le domicile (intime). Il n’y a pas de mise en scène choc, pas de voix-off et pas de récit pour tout envelopper. Le cinéma de Philibert refuse l’explication au profit de l’attention. Il laisse le temps aux voix comme aux silences, aux gestes quotidiens, qu’ils soient médicaux, poétiques ou pratiques, de composer ce qu’on appelle concrètement le réel.
Dans Sur l’Adamant, le cadrage glisse au rythme du fleuve et des conversations, entre les cafés improvisés, les chansons collectives et les réunions d’usagers. La péniche devient un corps où chacun peut prendre la parole. À l’inverse, Averroès & Rosa Parks s’installe dans le face-à-face : du champ-contrechamp sobre, mais qui instaure une symétrie morale entre le patient et le soignant. Ce cadre n’est pas neutre : il affirme que l’autre mérite d’être regardé droit dans les yeux. Enfin, La machine à écrire… quitte l’institution pour suivre une équipe mobile, l’Orchestre, qui répare autant des objets que des liens.
Filmer, c’est réparer
Ce que filme Philibert, ce n’est pas la psychiatrie en général ni la maladie mentale en particulier : c’est l’institution en train de faire place. Son cinéma documente un certain esprit du soin, hérité de la psychothérapie institutionnelle, de la psychiatrie de secteur et de l’idée fondamentalement politique que la parole soigne autant que le médicament. Il s’inscrit dans une filiation avec Depardon (12 jours) ou Wiseman (Titicut Follies, 1967) en déplaçant le curseur : moins dénonciateur et plus hospitalier. Là où d’autres pointent les carences du système, Philibert en explore les îlots de résistance. C’est un cadre qu’il offre, au sens quasi thérapeutique : un espace où la parole est possible et une durée où la relation peut se construire. Le cinéma devient alors «clinique», au sens étymologique : il se penche au chevet de ce fameux réel.
Sur l’Adamant cultive le flou : qui est soignant, qui est patient? Peu importe, ce qui compte, c’est ce qui circule entre eux – des mots, des chants ou des gestes. Averroès & Rosa Parks resserre sur la relation thérapeutique, filmée à hauteur de voix – le montage épouse la singularité des échanges. Dans La machine à écrire…, il dit que soigner, c’est aussi réparer une machine, visser une ampoule ou réconcilier quelqu’un avec un quotidien fragmenté. Le cinéma de Philibert suit des personnes : Frédéric Prieur, artiste patient et personnage central du premier film, ou Walid et Goulven, soignants bricoleurs du dernier.
À l’heure où la psychiatrie est menacée de désincarnation, broyée par les logiques gestionnaires, cette trilogie trace une autre voie : celle d’un cinéma qui répare, non par l’image, mais bien par tout ce temps qu’il accorde. Et si, comme le disait Philibert pendant sa remise de l’Ours d’or, l’enjeu est bien de «montrer ce qui nous unit au-delà de nos différences», alors ce triptyque n’est pas seulement un simple geste de cinéma : c’est un acte de soin.
Averroès & Rosa Parks et La machine à écrire et autres sources de tracas, de Nicolas Philibert.
Actuellement en salle.