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[Cinéma] L’année dorée de Bidibul


De Un simple accident, thriller mettant en scène un ancien prisonnier politique, hormis le titre et le réalisateur, rien n’a fuité jusqu’à la première cannoise.

Avec la Palme d’or à Jafar Panahi pour Un simple accident, la société de production luxembourgeoise montre qu’elle «sait aussi produire» du cinéma politique.

C’est une performance qui devait arriver tôt ou tard : derrière Un simple accident, le onzième long métrage du cinéaste iranien dissident Jafar Panahi qui a décroché samedi soir la Palme d’or du festival de Cannes, on trouve le nom de Bidibul Productions, qui a coproduit le film au Luxembourg. Un «moment historique» pour le pays et une «consécration» de sa qualité artistique et de la reconnaissance, comme l’a déjà souligné Guy Daleiden, mais aussi la preuve éclatante que «prendre des risques» en s’engageant dans des projets indépendants n’a vraiment rien d’un euphémisme, même au Luxembourg. Christel Henon en est la preuve vivante.

Si elle s’est soldée par un week-end de fête bien mérité, la semaine de Bidibul sur la Croisette a été «intense», raconte la coproductrice de Un simple accident. Dès le samedi 17 mai, après la traditionnelle journée luxembourgeoise, avec la présentation en séance spéciale de Marcel et Monsieur Pagnol : coproduit par son associé, Lilian Eche, ce biopic en animation du Français Sylvain Chomet signait déjà le temps fort d’un hommage rendu par le festival à l’écrivain provençal. Sur la Croisette, le film est porté notamment par le réalisateur et son casting, dont Laurent Laffitte et le rappeur SCH, et reçoit, outre une «standing ovation», des «critiques dithyrambiques».

Les trois jours suivants, la tension a monté à l’approche de la première de Un simple accident : «Honnêtement, on ne savait pas si Jafar Panahi et ses comédiens seraient présents ou si leurs sièges seraient restés vides», dit la productrice, qui signale que «quatre membres de l’équipe ont déjà été interrogés avant Cannes» par les autorités iraniennes. Comme on l’a vu, le cinéaste de 64 ans, longtemps assigné à résidence et emprisonné à deux reprises par le régime islamique pour «propagande» (trois mois en 2010 et sept mois entre 2022 et 2023), a non seulement fait son retour à Cannes après quinze ans d’absence, mais il a triomphé au Grand Théâtre Lumière. Et puis «l’attente» et «le stress», jusqu’à l’«explosion de joie» finale.

Méthodes confidentielles

Comme les précédentes œuvres de Panahi, figure majeure du cinéma iranien, Un simple accident a été produit dans le plus grand secret. Mise dans la confidence par le producteur français des Films Pelléas, Philippe Martin, qui lui a «proposé de (le) suivre sur ce projet», Christel Henon a «tout de suite dit oui». «J’aime assez les challenges», minimise la productrice et avocate : par le passé, elle a défendu au tribunal les journalistes Denis Robert dans l’affaire Clearstream et Édouard Perrin dans l’affaire Luxleaks. Des procès ultramédiatisés à un artiste privé de ses libertés, on ne peut s’empêcher de voir là des liens. Un positionnement moral, certainement, un engagement de l’opinion publique aussi, et encore des entreprises qui se tiennent dans des «conditions exceptionnelles». «La plus grosse inconnue de ce film, résume Christel Henon, c’était : est-ce qu’on va pouvoir aller au bout?»

À ce titre, la productrice salue la «force» de Jafar Panahi, et sa longue expérience d’artiste clandestin qui l’a mise en «confiance totale» : «C’est un grand cinéaste, qui sait prendre ses précautions – autant que faire se peut. Son équipe était réduite, il filmait dès qu’il le pouvait et arrêtait le tournage dès qu’il sentait qu’il fallait arrêter…» Elle raconte encore une intervention de la police en plein tournage : «Ils ont voulu confisquer les rushes. Jafar Panahi et toute l’équipe s’y sont opposés, craignant ensuite qu’ils reviennent en force. Mais ils ne sont jamais revenus.» Comme son collègue à Paris, Christel Henon a dû composer avec la distance, une communication restreinte, et la peur «qu’il leur arrive quelque chose et qu’on les envoie à nouveau en prison».

Après le soulagement de la fin d’un tournage extrêmement risqué, sans autorisation et pour lequel les actrices, qui «font partie du mouvement Femme, Vie, Liberté», ont «tourné sans hijab dans la rue», est venue une autre question : comment sortir les rushes d’Iran? Pour d’évidentes raisons de sécurité, Christel Henon garde «bien précieusement» les détails de la «méthode» du cinéaste. Ses échanges avec l’équipe, ses collègues de Bidibul ou le Film Fund sont restés tout aussi «confidentiels, à la demande de Jafar Panahi» : entre l’annonce de la sélection cannoise, début avril, et la projection du film mardi dernier, hormis le titre et le nom du réalisateur, rien n’a fuité. Même l’apport du fonds national de soutien au cinéma (50 000 euros sur un budget dépassant à peine le million, mais Christel Henon aurait mis de sa poche «s’il le fallait») s’est fait sous des noms d’emprunt. «Quand on accepte de produire un tel film, il faut en accepter les règles dès le début. Il n’y a pas de demi-mesure (…) On ne peut pas se permettre, depuis nos fauteuils dans nos pays assez sécurisés, de faire prendre un risque à l’équipe», pointe la productrice.

Un carton à Annecy ?

Cofondatrice, avec Lilian Eche, de la société créée en 2009, Christel Henon espère que cet évènement historique permettra d’éloigner l’idée reçue selon laquelle Bidibul, plus généralement remarquée pour ses succès populaires (Boule et Bill, Les Blagues de Toto…) et ses films d’animation (Croc Blanc, Le Petit Nicolas – Qu’est-ce qu’on attend pour être heureux?…), a une appétence particulière pour le cinéma mainstream et familial : «C’est inexact. Pour nous, le cinéma, c’est éclectique. Il faut des films de divertissement et il faut du cinéma engagé. C’est vrai qu’on ne peut pas nous mettre dans une case, mais cette diversité, ça nous représente bien. C’est nous, quoi.»

Et de souligner que sa société, sollicitée au point de devoir «trier les projets», fonctionne «selon ce qu’on reçoit, qui on rencontre» et «ce qu’on a envie de défendre», du divertissement au cinéma politique. «Extrêmement touchée» par la trajectoire artistique et personnelle de Jafar Panahi bien avant de participer à son film, Christel Henon aura permis à cette immense «voix» du cinéma engagé de réaliser toute sa postproduction sonore sous la bannière de Bidibul. À l’échelle nationale, c’est surtout montrer que la boîte «sait aussi produire ce genre de films, même si on pense moins à nous».

La plus grosse inconnue de ce film, c’était : est-ce qu’on va pouvoir aller au bout?

Cette Palme a de quoi mettre en perspective une année dorée pour Bidibul Productions, après une sélection à la Berlinale (Confidante, de Çağla Zencirci et Guillaume Giovanetti) et une mention spéciale au scénario à Séries Mania, pour The Deal. Le premier est un film d’auteur ultratendu et en huis clos (Bidibul avait déjà coproduit en 2018 le thriller en langue sifflée Sibel, des mêmes réalisateurs), l’autre une série «diplomatique, donc hautement politique». Marcel et Monsieur Pagnol? L’enthousiasme cannois donnait déjà la température du carton que le film pourrait réaliser au festival d’Annecy, début juin, où il est en compétition officielle.

Les projets à venir sont tout aussi nombreux et variés, mais on ne doute pas que Christel Henon gardera longtemps en mémoire Un simple accident, charge politique féroce au titre joliment ironique, pour lui avoir apporté deux choses «uniques» : une Palme d’or et une aventure «humaine, profondément vivante». Jafar Panahi et son équipe sont, eux, arrivés dans la nuit de dimanche à hier en Iran. «On était soulagé de savoir que personne n’était venu les cueillir à l’aéroport», souffle Christel Henon. «Ces prochains jours, on reste en contact. On pense que, tôt ou tard, (le régime) ne va pas laisser passer. Et tout ça pour quoi? Un film. Mais laissez-leur leur liberté!»

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