Kiyoshi Kurosawa se livre au jeu de l’«autoremake» avec «La Voie du serpent», une coproduction luxembourgeoise qui déplace en France l’action de son thriller culte de 1998.
Difficile de trouver un genre cinématographique dans lequel n’ait pas brillé Kiyoshi Kurosawa : drame philosophique (Charisma, 1999), familial (Tokyo Sonata, 2008), romantique (Journey to the Shore, 2015) ou historique (Wife of a Spy, 2020), romance aux accents fantastiques (Real, 2013; Before We Vanish, 2017), et même le «pinku eiga», le porno commercial des années 1980, sur lequel il avait déjà osé apposer sa patte d’auteur – ce qui lui valut une quasi-mise au ban de l’industrie du film dès ses débuts. Sans oublier le thriller âpre, rarement sanglant mais toujours tendu et dérangeant, dont il a longtemps fait sa spécialité (Cure, 1997; Kairo, 2001; Retribution, 2006…).
Reconnu aujourd’hui comme l’un des auteurs majeurs du cinéma japonais, «l’autre» Kurosawa – sans aucun lien de parenté avec le maître Akira – revisite l’un de ses films cultes, Serpent’s Path (1998), en transposant l’action à Paris. L’histoire reste la même : un père brisé par le meurtre de sa fille embarque dans une odyssée vengeresse à la recherche des responsables – mais, à mesure qu’il croit se rapprocher de la vérité, le déchaînement de sa propre cruauté et la multiplication des mensonges qu’il suit aveuglément lui font peu à peu perdre pied.
Pour son deuxième long métrage en langue française (après le film de fantômes Le Secret de la chambre noire, 2016), le cinéaste de 70 ans, notamment soutenu par la société de production luxembourgeoise Tarantula et son pendant belge, prouve qu’il sait encore tendre les nerfs de son public comme personne. Et que, dans le royaume des faux-semblants, même deux œuvres globalement similaires n’ont, en réalité, plus grand-chose en commun.
Le contexte
Qu’il s’agisse de la version originelle ou de son remake, en salles depuis mercredi, les deux versions de Serpent’s Path (le titre international reste inchangé) sont tombées entre les mains de Kurosawa à des moments où le cinéaste enchaînait les films à un rythme incessant. Cette année, «la plus chargée de toute (s)a carrière», glisse-t-il dans le dossier de presse, Kurosawa a déjà sorti deux autres films – le thriller anticapitaliste Cloud et le moyen métrage horrifique Chime – et travaille à son prochain long métrage, sa première tentative dans un genre typiquement nippon, le film de samouraï.
En 1998, c’était encore autre chose : bien peu de la trentaine de films qu’il a signés en vingt ans (!) n’avaient su se frayer un chemin vers les salles obscures. En revanche, Kurosawa s’était largement imposé en son pays comme une référence du «V-Cinema», l’industrie des films produits exclusivement pour le marché de la vidéo. Se pliant aux règles d’un secteur parallèle où les films, au budget quasi inexistant, sont tournés et montés à la chaîne, en une poignée de semaines (voire jours), il avançait à un rythme de croisière de quatre à cinq films par an.
Serpent’s Path, troisième volet d’une série de cinq films produits en 1997 et 1998 sur le thème de la vengeance, est aussi la première moitié d’un diptyque complété par Eyes of the Spider, tourné en même temps et qui présente le même protagoniste, Naomi Nijima, toujours interprété par Sho Aikawa. Ironie du sort, c’est cette fausse suite qui a connu un plus grand succès au Japon, au point d’éclipser, avec le temps, l’œuvre de départ.
«Invité» récemment par un producteur français à «refaire un de (ses) films en France» après sa première expérience dans l’Hexagone, Kurosawa dit avoir «choisi Serpent’s Path sans hésiter». «À l’époque (…) peu de gens ont eu la chance de le voir», dit-il, expliquant en outre qu’il y a vu une occasion de rehausser l’esthétique du «V-Cinema», passant de l’«image médiocre» et de la «texture rugueuse» de la pellicule 16mm à des «images claires, (qui) présentent de belles nuances d’ombres».

Le scénario
Si Kiyoshi Kurosawa a coécrit La Voie du serpent avec le critique de cinéma français Aurélien Ferenczi, disparu en 2024, le film de 1998 est signé Hiroshi Takahashi, scénariste la même année du film d’horreur Ring, de Hideo Nakata. En tenant à ce que le scénario du remake «soit vraiment le (s)ien, (qu’il) y mette toute (s)a vision des choses, avec (s)on propre style», Kurosawa souligne «deux différences» majeures. «Tout d’abord, la version de 1998 est un film de yakuzas», avec un gangster qui cherche la vengeance en pistant ses anciens collègues au sein de l’organisation mafieuse. Dans son odyssée, Miyashita (Teruyuki Kagawa) permet à son complice, le prof de maths Nijima, d’exprimer sa colère, son dégoût et sa cruauté. Mais le remake français prend pour décor un monde beaucoup plus banal : la violence déconcerte parce qu’elle est employée et subie par des personnes lambda.
L’autre différence est d’avoir «fait en sorte que le personnage principal soit une Japonaise vivant en France» : de la même manière que le yakuza Miyashita devient le journaliste Albert Bacheret (Damien Bonnard), Naomi Nijima devient Sayoko Nijima (Ko Shibakasi). Non plus deux hommes, mais un homme et une femme qui développent, au fil de leurs kidnappings et de leurs tortures, «une relation proche de celle entre mari et femme», explique Kiyoshi Kurosawa. «C’est un élément qui ne figurait pas du tout dans l’original et qui s’est imposé naturellement au fur et à mesure que j’écrivais», comme une itération des couples dysfonctionnels de ses œuvres récentes (Before We Vanish, Wife of a Spy…).
Une troisième différence tue par l’auteur concerne son dénouement. Dans les deux cas, Kurosawa prend soin de ne pas résoudre (complètement) le mystère, ou plutôt de lui offrir une fin volontairement frustrante. En 1998, il s’en tirait avec une pirouette : la scène finale est un flash-back revenant à la première rencontre entre Nijima et Miyashita, ce dernier tentant de déchiffrer les formules mathématiques incompréhensibles tracées au sol par le professeur, avec un bref échange de dialogues : «–Tu y comprends quelque chose? –Non.» En 2025, la psychiatre Nijima, ayant abandonné Albert à son triste sort, poursuit sa vie au présent et, derrière son impénétrable visage sans âge, laisse comprendre que sa sanglante mission n’est pas seulement inachevée, mais que sa décision la plus dure reste à venir.
Les miroirs
Le miroir, en tant qu’objet du quotidien, est complètement absent des deux films de Kurosawa. Il est substitué par l’écran de télévision, sur lequel Miyashita/Albert diffuse en boucle une vidéo de sa fille à ceux qui l’auraient tuée. Ce reflet qui renvoie une image différente (la vie qui regarde la mort, ou l’inverse) remet aussi en cause les statuts de bourreaux et de victimes. C’est l’essence même des histoires de vengeance, selon Kurosawa : «Il s’agit d’abord de se venger du mal fait à un proche mais, en réalité, on ne sait plus très bien dans quel but et contre qui la vengeance est exercée.» L’auteur ajoute que, dans ce cas, «peu importe jusqu’où vous allez, vous ne récupérez pas ce qui a été perdu».
Sur un autre niveau, il est évident que les deux œuvres se toisent en reflet. C’est flagrant dans les affiches japonaises des films, qui reprennent le même visuel – les protagonistes traînent un corps au milieu d’un champ – vu sous un angle différent. Ou encore dans les rôles secondaires : l’équivalent de l’élève surdouée du premier film serait le patient japonais de Nijima, inadapté à la vie en France, si ce n’est pour le lien étrange qu’il veut nouer avec son analyste, tandis que le cerveau de l’organisation malfaisante, en 1998 la compagne du parrain yakuza, est cette fois la femme d’Albert. De quoi complexifier largement les rapports entre les personnages… Et puis, il y a les séquences qui reprennent presque plan pour plan celles du premier film, à ce détail près que l’angle est inversé : ainsi, dans l’entrepôt désaffecté qui sert de prison aux ennemis des protagonistes (des mafieux dans le film de 1998, les membres d’une organisation secrète dans le remake), les actions originellement placées sur la droite de l’image se trouvent à gauche. Kurosawa, lui, attribue simplement cette différence au décor.
Mais quelle que soit l’importance de la différence entre l’un et l’autre plan, entre l’un et l’autre film (on pourrait encore citer la ressemblance étonnamment frappante entre Teruyuki Kagawa et Damien Bonnard), c’est toujours la même spirale sans fin qui aspire les personnages et leur auteur, indépendamment des pièces manquantes qui leur permettraient de compléter le puzzle.
En ce sens, Kiyoshi Kurosawa, admirateur d’Alfred Hitchcock et Michael Haneke – qui se sont tous les deux prêtés à l’exercice de l’autoremake, le premier avec The Man Who Knew Too Much (1934/1956), l’autre avec Funny Games (1997/2007) –, montre une subtile réflexion d’auteur, en deux temps. D’abord de manière brutale et étouffante, puis avec l’intelligence insidieuse du cinéaste manipulateur. Et illustre ainsi brillamment la citation du maître du suspense : «La première version est le travail d’un talentueux amateur, la seconde, celle d’un professionnel.»
La Voie du serpent, de Kiyoshi Kurosawa.