Comment faire face à la dérive d’un fils vers l’extrême droite ? C’est la question au cœur de Jouer avec le feu, drame familial signé Muriel et Delphine Coulin et ancré dans le paysage sidérurgique lorrain, actuellement en salles.
Pierre (Vincent Lindon) est cheminot. Veuf, on l’imagine aussi proche de la retraite, à en croire la distance qu’il a pris avec son syndicat, dont il était il n’y a pas si longtemps encore une figure respectée. C’est peut-être le décès prématuré de sa femme qui a amené Pierre à moins s’engager dans les luttes au boulot, et à passer plus de temps avec ses deux fils, Fus (Benjamin Voisin), l’aîné, surnommé ainsi à cause de sa passion du foot, et Louis (Stefan Crepon).
Mais si le cadet, brillant à l’école et promis à de belles études, fait la fierté du père, Fus, lui, traîne de plus en plus avec des types pas clairs. Un collègue de Pierre jure même qu’il a vu le jeune homme, un soir, alors qu’il tractait, coller des affiches pour le parti d’extrême droite. Face à un fils qui se braque et se renferme dès que le sujet est abordé, Pierre ne peut dès lors qu’être spectateur d’une lente dérive qui ne peut que mal se finir.
Jouer avec le feu, le troisième long métrage de Muriel et Delphine Coulin, est terriblement ancré dans le réel, et dans l’actualité brûlante de la montée des extrêmes droites, partout en Europe et dans les pays occidentaux. Intéressées «depuis longtemps» par «le lien entre famille et politique», les sœurs cinéastes tenaient leur sujet quand un ami leur a conseillé de lire Ce qu’il faut de nuit, de Laurent Petitmangin, paru en 2020.
Un premier roman qui prend pour décor la Moselle post-industrielle, d’où l’auteur est originaire, et qui illustre la problématique d’un territoire historiquement ancré à gauche, et désormais livré aux mains de Marine Le Pen, de ses sbires et de leurs électeurs. En travaillant sur cette adaptation cinématographique, les réalisatrices se sont «demandé aussi, qu’est-ce qui fait que toute une région – et tout un pays – qui votait massivement à gauche encore récemment, se retrouve à donner sa voix à l’extrême droite, avec 93 % des communes françaises qui ont mis Jordan Bardella en tête aux dernières élections européennes?», questionne Muriel Coulin.
Vincent Lindon, «à bras-le-corps»
Les auteures prennent le contrepied de ces films récents qui ont abordé le sujet de l’extrémisation des esprits et de l’embrigadement politique, à l’instar de Chez nous (Lucas Belvaux, 2017) et Un Français (Diastème, 2015). Delphine Coulin est catégorique : «La fiction est le meilleur endroit pour se mettre à la place de l’autre.» Au cœur du film, il y a en effet le sentiment d’impuissance d’un père «qui ne reconnaît plus son fils» et qui, pourtant, «l’aime tout autant», mais aussi, donc, le comportement réfractaire de l’aîné.
«Il est prouvé que le mépris ou le sentiment de supériorité qu’on peut avoir pour ces gens qui dérivent ne font pas avancer le problème», assure Muriel Coulin, qui ajoute que, dans le film, «le dialogue (entre les personnages) est privilégié à la colère». Fus, malgré tout, s’y refuse, tandis que son jeune frère est, lui, déchiré par «un amour fraternel, presque passionnel, qui prend le pas sur la raison», analyse Stefan Crepon, aussi intense dans la peau de Louis, le fils en retrait, que Benjamin Voisin l’est sous les traits du grand frère en pleine crise identitaire.
Pour nous, le cinéma, c’est rire, pleurer et réfléchir
«Mon personnage incarne un peu l’idée du « fils parfait »», poursuit-il. Des trois protagonistes, Louis est celui qui est le moins dans la tourmente. La victime collatérale, dont la position au sein du noyau familial est d’autant plus délicate qu’après la mort de sa mère, Louis a été «en quelque sorte élevé» par ce grand frère, davantage que par le père. Stefan Crepon compose ce personnage qui se révèle autant dans les bons sentiments dont il déborde que dans son seul accès de colère – davantage de la frustration –, et se dit aussi «questionné, voire inquiété» par les thèmes au cœur du film. Selon l’acteur, les sœurs Coulin «font un constat de ce qui se passe et, en abordant le politique par la sphère de l’intime, posent des questions».
Si le film touche autant, c’est en bonne partie grâce à la mise en scène du duo de réalisatrices, où le réalisme social se traduit par les silences, les non-dits et les jeux de miroirs qui, sans occulter l’omniprésence de la violence – exprimée par le rôle très physique de Fus –, prennent soin de contourner sa représentation la plus frontale tout en maintenant haute la tension. Muriel Coulin : «Pour nous, le cinéma, c’est rire, pleurer et réfléchir. Le miroir, on le tend aussi au spectateur pour lui demander : qu’est-ce qui s’est passé? Et faire qu’une fois sorti du film, il y ait des images qui restent.»
C’est surtout par la force de son trio de comédiens, Vincent Lindon en tête, qui a obtenu pour ce rôle de père désarmé le prix d’interprétation à la dernière Mostra de Venise. «Il prend le personnage à bras-le-corps», rapporte la réalisatrice. Si Benjamin Voisin et Stefan Crepon, qui sont «potes depuis dix ans» et anciens colocataires, offrent à leurs personnages une complicité «innée», ce dernier compte l’acteur de 65 ans parmi ses «modèles» : «Longtemps avant que je ne le rencontre, Vincent a été un moteur, il a créé chez moi des convictions – politiques, artistiques… Sur le plateau, j’ai découvert quelqu’un d’extrêmement généreux, drôle, attentif, pas du tout interventionniste (…) On s’est retrouvé à faire famille pour de bon.»
«Truc de fou» à Saint-Symphorien
Le film a été tourné au mois de juin 2023 «dans les décors du roman», notamment à Metz et alentours, ainsi que dans le Pays-Haut mosellan. «On n’a jamais imaginé le tourner ailleurs», assure Delphine Coulin. Et d’ajouter : «Quand on lit un livre, on se fait son petit film à soi. Étant donné qu’une partie de notre famille est originaire de la région, on avait les décors en tête.»
La ville, comme les hauts-fourneaux et usines désaffectées de la vallée de la Fensch, prennent la place d’un personnage à part entière, comme une cartographie du désespoir qui reflète, pour Pierre, l’impossibilité à dialoguer, pour Fus, le chemin sinistre qu’il a choisi d’emprunter, et qui se manifeste chez Louis comme un cri d’alerte. «La profondeur donnée par les décors est d’abord géographique, car cette région est à la croisée de tous les chemins – et ce, depuis longtemps –, mais aussi historique, ils parlent de l’industrie, des guerres…», analyse Delphine Coulin.
Mais le décor offre aussi une possibilité de réconciliation pour cette famille qui se réunit autour du football, lors d’une scène centrale au film, tournée au stade Saint-Symphorien pendant le match Metz – Bastia au terme duquel les Grenats s’offrent la montée en Ligue 1. Un «moment magique» pour Stefan Crepon : «Avec Benjamin, on suit un peu le foot, et plus on se rapprochait de la date de tournage, prévue depuis longtemps, plus on se rendait compte de l’enjeu énorme de ce match.» Qui s’est conclu, après le coup de sifflet de final, par l’envahissement du terrain par les supporters messins – «un truc de fou!», se souvient l’acteur. Les réalisatrices, elles, ont choisi de garder au montage cet imprévu afin d’exprimer «toute la puissance du réel» qui fait irruption dans la fiction et qui «a beaucoup donné» pour le film.
Après 17 Filles (2011) et Voir du pays (2016), deux films «féminins, féministes même», Muriel et Delphine Coulin assument l’engagement qu’elles ont pris de raconter une histoire exclusivement masculine, dans laquelle les rares femmes apparaissent dans des seconds rôles – «mais de pouvoir ou de savoir», précisent-elles. Une question de réalisme, qui fait écho tant aux longues recherches dans et autour des milieux d’extrême droite «où, en tant que femmes, on a été très vite repérées», dit Delphine Coulin, mais aussi à la question plus intime de savoir «si l’amour qu’on se porte en tant que sœurs peut vraiment être inconditionnel, et jusqu’à quelle limite». «C’est un film très proche de nous, conclut-elle. J’ai vu mon pays dériver et ça m’a sidérée.»
Jouer avec le feu,
de Muriel et Delphine Coulin.
En salles.