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«Jackie Brown» à la Cinémathèque : «Blaxploitation power»


Quentin Tarantino et Pam Grier en 1997, sur le tournage de Jackie Brown.

Avec «Jackie Brown», en 1997, Quentin Tarantino réhabilitait la «blaxploitation». Alors que la Cinémathèque projette le film mardi, c’est le moment de revenir sur ce genre, son style, ses codes, son imagerie, sa musique et son héritage.

«Black power» à l’écran

La blaxploitation naît au tournant des années 1970, destinée aux salles de cinéma afro-américaines des quartiers populaires, avant de devenir un genre situé à mi-chemin entre libération et stéréotype. Car oui, l’identité de ce cinéma s’entend dès le titre, le film d’exploitation devient «black», il n’y a là plus d’exploitation pour les Noirs, ces derniers ne sont plus, justement… derniers, à savoir réduits à des rôles de quinzième catégorie. Avec des blases qui claquent, entre le héros et la rockstar, Shaft, Foxy Brown ou Superfly, les personnages portent, dans un mélange de décontraction détachée, de flamboyance débridée, de nonchalance cool, des costumes trois pièces, un col pelle-à-tarte, une afro atomique, des robes moulantes lamées.

Basses syncopées et gargouillis de guitares wah-wah et saxo sensuel à tous les étages, la bande-son, ce sont les géants funk et soul qui s’y collent à cœur joie, il faudrait retirer les genres, pour juste dire les géants de la musique, soit Curtis Mayfield sur Superfly (Gordon Parks Jr., 1972), Marvin Gaye pour Trouble Man (Ivan Dixon, 1972), James Brown avec Black Caesar (Larry Cohen, 1973) ou Herbie Hancock dans The Spook Who Sat by the Door (Ivan Dixon, 1973). Sans oublier, bien sûr, Isaac Hayes avec Shaft (Gordon Parks, 1971), lequel, par son énorme tube homonyme, reste à jamais associé au personnage de détective privé joué par Richard Roundtree; comme Gustave Flaubert avec Madame Bovary, John Shaft, c’est (aussi) lui. Dans Foxy Brown (Jack Hill, 1974), les morceaux signés Willie Hutch transcendent Pam Grier en tant qu’icône glamour, entre la guerrière et la déesse; il en va de même avec Roy Ayers pour le film Coffy (Jack Hill, 1973). La musique est en accord avec les images, la blaxploitation ne joue pas au petit jeu du remake de film de Blancs; ce cinéma est noir et fier de l’être.

Orgueil et clichés

Toujours sur le même créneau – «black power» –, la blaxploitation a engendré elle-même des sous-genres, parfois illustrés par une toute petite poignée de films, à l’instar de l’horreur avec Blacula (William Crain, 1972) ou Dr. Black, Mr Hyde (le même William Crain, 1976). Sinon des «sous-sous genres» représentés par, disons, un seul film : de la même manière qu’il y a la «nazisploitation», genre bis très italien, il y a Black Gestapo (Lee Frost, 1975) avec des personnages noirs qui cette fois-ci n’endossent pas des costumes trois pièces mais des tenues de nazis. Mais si la blaxploitation, dans sa globalité, apparaît dans les «seventies», le genre s’effrite à l’approche de la décennie suivante et qu’en reste-t-il? Non, malgré les pillages et les détournements, ce n’est pas du remake de film blanc; c’est le propre des sériesB  que de refaire, voire leur définition même, et il ne s’agit qui plus est pas ici de pillage mais de réappropriation, les codes du bis vont parfaitement avec les intentions.

Il y a néanmoins un hic et des critiques : par-delà la qualité des films et l’arbitrage du bon ou du mauvais goût, le genre lui-même est détourné, via le film de zombies Sugar Hill de Paul Maslansky (1974) ou sous forme d’«erotico» comme les films Black Emanuelle (1975-1983). Le tout pour arriver à cette constatation : si la blaxploitation a fait du bien à la communauté noire, elle a également parfois tiré sur la corde des clichés, quitte à les renforcer. Et : si les films mettent en scène les Afro-Américains, certains de ceux qui sont derrière la caméra, eux, sont blancs.

Postérité cinéma et rap

Le genre blaxploitation n’en reste pas moins pétaradant, et pas que pour amateurs de cinéma bis, il a érigé des modèles et des codes disséminés ou explicites dans la postérité. La relève est assurée par un Denzel Washington fier et empli de panache dans Training Day (Antoine Fuqua 2001) et Man on Fire (Tony Scott, 2004) ou bien Samuel L. Jackson chez Quentin Tarantino (Pulp Fiction, 1994; Jackie Brown, 1997), de la coupe de cheveux à la gestuelle en passant par le langage, jusqu’à ce que l’acteur rejoue Shaft (John Singleton, 2000), une nouvelle version du film devenu culte. La bande-son est non seulement mise à jour par R. Kelly, soit du R’n’B nouvelle mouture, mais, rebelote, il y a également la chanson-titre d’Isaac Hayes – comme quoi, remake, préquel ou suite, la voix du «Black Moses» colle à la peau du film comme le cuir de Shaft.

Côté réalisateurs, s’il y en a un qui incarne le versant «auteur» de la blaxploitation, c’est Spike Lee. En 2009, Scott Sanders fait avec son Black Dynamite d’une pierre deux coups, un hommage au premier degré à la blaxploitation et une parodie au millième degré; d’un côté la caméra honore le «black power», et de l’autre, elle pointe du doigt un certain racisme sous-jacent de l’industrie du divertissement.

Au rayon musique, c’est bien le rap qui hérite de la blaxploitation. Wu-Tang Clan sample des dialogues de films du genre, en peaufinant un monde de justiciers noirs underground, là où Dr. Dre joue du G-funk imprégné de Curtis Mayfield, en plus de l’imagerie à la Superfly. Avec son «spoken word» salace, ainsi qu’en créant puis en jouant le proxénète Dolemite dans le film du même nom d’Urville Martin (1975), le comédien Rudy Ray Moore est, lui, une référence pour Snoop Dogg.

«Black power» et «girl power»

Il y a un héritage féministe aussi dans la blaxploitation. Pam Grier est Coffy et Foxy Brown, dans les deux cas, elle n’est pas un personnage passif relayé à une place de quinzième catégorie, et cette fois-ci non pas qu’en tant que noire mais aussi en tant que femme, en tant que femme noire. Elle est l’héroïne, elle est autonome, elle est une figure de la représentation du désir féminin afro-américain, pour le coup presque, pour ne pas dire totalement, absent du cinéma hollywoodien des «seventies». Dans les «nineties», la rappeuse Lil’ Kim reprend l’esthétique à la Foxy Brown avec sa fourrure, sa perruque volumineuse, ses robes moulantes, ses armes, elle est une femme sujet de désir et non plus objet; il en va de même pour sa sœur de son, puis rivale… une certaine Foxy Brown.

Jackie Brown, c’est, comme d’habitude avec Quentin Tarantino, une déclaration d’amour au genre du cinéma d’exploitation où il est bien question de (se) faire plaisir. En adaptant le livre Rum Punch d’Elmore Leonard (1992), le cinéaste rend un hommage à deux films, précisément Coffy et Foxy Brown; et c’est Pam Grier qui reprend du service. L’actrice y interprète avec classe une hôtesse de l’air, piégée entre la DEA et le trafiquant d’armes Ordell Robbie (Samuel L. Jackson). Avec Kill Bill (2003 et 2004) et Death Proof (2007), «QT» est le cinéaste hollywoodien moderne et postmoderne qui a célébré les femmes fortes; avec Jackie Brown, il fait la jonction entre «black power» et «girl power».

Question musique, avant que l’on entre dans l’ère des «playlists», Tarantino a toujours concocté d’immenses compilations de réhabilitations; dans son film il n’y a ni Isaac Hayes, ni Curtis Mayfield, ni James Brown, mais une autre grande voix noire, Bobby Womack. Son Across 110th Street renvoie au long métrage du même nom réalisé par Barry Shear en 1972 dans lequel la chanson figure. Spoiler musical : Jackie Brown démarre et termine avec ce morceau, comme une boucle qui se boucle; le réalisateur avait déclaré, à la sortie du film, qu’il avait ce vieux rêve de filmer Pam Grier accompagnée dudit titre, et en réalité, s’il n’y avait qu’une seule et bonne raison de le voir (il y en a bien mille autres), c’est le plan fixe de Jackie au volant de sa voiture avec Across 110th Street dans le lecteur audio dont elle chante le refrain en silence, le regard bouleversant. Mais sinon, avant cette scène, il y a aussi Street Life de Randy Crawford, Didn’t I (Blow Your Mind This Time) des Delfonics, Natural High de Bloodstone et (Holy Matrimony) Letters to the Firm de… Foxy Brown.

Mardi, à 19 h.
Cinémathèque – Luxembourg.