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Chris Roller : «Le métier de médecin libéral est entravé»


Le président Chris Roller revient sur le différend majeur qui oppose l’Association des médecins et médecins-dentistes (AMMD) à la ministre Martine Deprez. La revendication principale est que les cabinets privés puissent bénéficier de davantage de libertés dans l’extrahospitalier.

Ils estiment que leur profession libérale est remise en cause en raison d’une différence de traitement des médecins pratiquant dans des cabinets privés par rapport à ceux travaillant dans les hôpitaux. L’AMMD, représentée par son président, le Dr Chris Roller, son premier vice-président, le Dr Carlo Ahlborn, et son secrétaire général, le Dr Sébastien Diederich, explicite les tenants et les aboutissants d’un conflit qui pousse l’association à résilier la convention qui la lie à la Caisse nationale de santé (CNS). 

Lors de votre intervention devant le comité quadripartite, lundi dernier, vous avez d’emblée reproché à la ministre Martine Deprez d’avoir, une nouvelle fois, refusé un dialogue constructif. Avec quel sentiment êtes-vous sortis de cette réunion ?

Chris Roller : On reste d’avis que le traitement actuel réservé aux médecins n’est pas correct, ce qui provoque un mécontentement. Il est à constater que l’accord de coalition n’est pas respecté. Les différents acteurs de la quadripartite défendent leurs propres intérêts. La monopolisation de la médecine hospitalière, portée par la FHL (NDLR : Fédération des hôpitaux luxembourgeois), entrave, selon nous, notre métier de médecin libéral. Et puis, je tiens à souligner que la revalorisation de la lettre-clé n’est pas notre seule revendication.

Le désaccord sur la valeur de la lettre-clé (VLC) – en quelque sorte le montant du tarif défini par acte presté par le médecin – a été, selon vous, la goutte qui a fait déborder le vase.

C. R. : Lors de la négociation de la VLC pour la période 2025-2026 à l’automne dernier, les fonctionnaires de la CNS avaient mis en perspective une revalorisation complète légalement possible, à savoir 2,68 % pour les médecins et les médecins-dentistes. Mais après la quadripartite en automne 2024, on nous a annoncé que la revalorisation de la VLC serait de 0 % pour les dentistes et 1,34 % pour les médecins, ce que nous ne pouvions pas accepter. La justification était un trop grand nombre d’activités inexpliquées, selon la CNS, et un manque de moyens financiers. La méthodologie de calcul est plutôt obsolète et ne tient nullement compte du progrès médical, ni des frais de fonctionnement des cabinets qui augmentent les coûts d’une prise en charge correcte. Nous voyons aussi un plus grand nombre de patients, avec un recours plus important des frontaliers à l’offre médicale au Luxembourg.

Où en est le dossier aujourd’hui ?

C. R. : Lors de la médiation qui a découlé du désaccord sur la VLC, la CNS a fait preuve d’arrogance en annonçant que ni les dentistes ni les médecins n’allaient bénéficier d’une revalorisation. On nous a invités d’abord à proposer des mesures concrètes pour mériter une telle revalorisation, alors que nous avons bien développé déjà tout un catalogue ensemble avec la CNS pour une meilleure maîtrise médicalisée, tout comme la prise en compte du progrès médical.

Que faut-il entendre par « maîtrise médicalisée » ?

C. R. : Une maîtrise médicalisée désigne un ensemble d’actions menées avec et par les professionnels de santé pour éviter les soins inutiles ou redondants, promouvoir le « juste soin«  conforme aux recommandations et ainsi contenir les dépenses sans dégrader la qualité ni l’accès aux traitements nécessaires.

Sébastien Diederich : Or on nous a signalé pendant la médiation que le conseil d’administration de la CNS ne croyait plus à l’efficacité d’une maîtrise médicalisée. Cette mesure a toutefois été inscrite dans la feuille de route pour redresser les finances de l’assurance maladie.

Plus concrètement, qu’est-ce qui provoque la différence de traitement entre le secteur hospitalier et le secteur extrahospitalier ?

C. R. : Les établissements hospitaliers sont financés de A à Z. Chaque acte, chaque membre du personnel – le jardinier compris –, le matériel, l’informatique et les autres infrastructures sont pris en charge par l’État et la CNS par le biais d’une enveloppe budgétaire globale renégociée chaque année. Ce n’est pas le cas dans les cabinets, où les médecins doivent financer l’ensemble de la structure uniquement à l’aide des seuls honoraires. La discrépance est importante. On n’est pas d’accord avec le fait que de nombreuses interventions mineures, que les cabinets dans nos pays voisins ont le droit de réaliser, ne peuvent pas être proposées par nos médecins. Le patient sortirait gagnant. Les temps d’attente pourraient être réduits. Et puis, il faut souligner que les actes en cabinet cadrés sont bien moins chers que ceux pratiqués dans les hôpitaux.

Carlo Ahlborn : Il faut ajouter qu’il n’existe aucune corrélation entre les frais et le montant des tarifs payés dans l’extrahospitalier, surtout dans le cas de la médecine dentaire. Si les tarifs accordés couvraient l’ensemble des frais, il n’y aurait pas de problème. Mais on nous impose des forfaits aléatoires, qui ne tiennent pas compte du coût réel d’une intervention. Le système n’est donc ni solidaire ni équitable. On ne peut plus parler de profession libérale.

La revalorisation de la valeur de lettre-clé serait donc un genre de service minimum à vos yeux ?

C. A. : Il existe deux conventions, une pour les médecins et une pour les dentistes. Chez les dentistes, il n’existe pas de prise en charge du matériel ou de la location d’appareils. La seule exception, ce sont les appareils pour mener une radio panoramique dentaire, qui sont tolérés depuis peu. Dans nos pays voisins, les patients peuvent en profiter depuis une douzaine d’années.

Chris Roller, urologue de formation, réclame que les cabinets puissent réaliser de petites interventions ambulatoires sous anesthésie locale. Photos : fabrizio pizzolante

Que revendiquez-vous plus concrètement pour que la négociation d’une nouvelle convention puisse aboutir ?

C. R. : Nous voulons tout d’abord que la convention tienne enfin compte des intérêts des assurés et des prestataires. La CNS a toujours des recettes importantes, mais celles-ci ne sont pas toujours investies efficacement. Les cabinets médicaux doivent pouvoir bénéficier des mêmes conditions que le secteur hospitalier. C’est-à-dire pouvoir réaliser en dehors des hôpitaux des interventions moins complexes. Cela amènerait certainement une réduction des frais. Les hôpitaux pourraient lâcher du lest et mieux se concentrer sur les patients plus gravement malades. On demande de pouvoir établir des forfaits similaires à ceux appliqués dans les hôpitaux pour permettre aux cabinets de fonctionner correctement et d’offrir une médecine moderne en ambulatoire.

Une augmentation des tarifs est-elle nécessaire pour que les cabinets puissent exploiter des appareils lourds ?

C. R. : Il ne faut pas s’attendre à ce que des cabinets de radiologie s’installent à chaque coin de rue. Un médecin qui décide d’ouvrir un cabinet doit réfléchir à ce qu’il compte proposer comme prestations. Est-il rentable d’exploiter un appareil lourd? Toutefois, il faut s’éloigner du modèle d’une offre médicale suivant le principe d’une économie planifiée. Ouvrir davantage le marché permettra de devenir plus attractif, de réagir plus vite aux changements rapides de la médecine et des besoins des assurés avec un plus de confort.

D’un autre côté, il ne faut pas oublier que chaque médecin porte l’entière responsabilité pour chacune de ses prestations. On ne commencera donc pas à faire n’importe quoi dans les cabinets. Chacun doit prendre ses responsabilités, évaluer ce qu’il est sensé de proposer comme prestations en dehors des hôpitaux et quelles interventions doivent continuer à être prestées dans les cliniques. On a besoin d’un réseau efficace entre les hôpitaux et les cabinets.

On vous reproche d’avoir décidé de résilier la convention alors que vous cherchez à obtenir des concessions politiques pour étendre le secteur extrahospitalier. S’agit-il du bon levier à activer pour mettre la pression sur le gouvernement ?

C. R. : Notre préoccupation n’est pas seulement la convention. Il nous faut une adaptation de l’ensemble du système de soins de santé. Le cadre légal en fait partie. Nous avons déjà rappelé à maintes reprises au gouvernement et à la ministre les promesses ancrées dans l’accord de coalition, mais qui ne sont toujours pas mises en œuvre. Le système doit devenir plus attractif, plus durable et proposer une meilleure offre aux patients.

Le cadre légal en matière de virage ambulatoire, en vigueur depuis 2023, permet déjà d’externaliser certaines prestations en lien avec la radiologie, l’oncologie ou encore la mammographie. La ministre Deprez compte désormais faire un pas de plus, en ajoutant à cette liste les opérations de la cataracte et des petites interventions dermatologiques.

C. R. : Les antennes hospitalières doivent rester une option parmi d’autres pour accélérer le virage ambulatoire. Ce que nous revendiquons n’est pas très compliqué. Les antennes ne sont pas des cabinets privés. Il s’agit d’un hôpital sorti des murs du centre hospitalier proprement dit. L’Autorité de la concurrence est d’ailleurs venue à la conclusion que la profession libérale de médecin est entravée dans ce genre de structures. On a besoin d’une ouverture plus large pour les cabinets médicaux privés.

Il nous faut une adaptation de l’ensemble du système de soins de santé

La ministre a invité l’AMMD à fournir une liste comprenant toutes les interventions que vous souhaitez sortir du cadre hospitalier. Quelles sont les prestations que vous avez retenues ?

C. R. : La ministre aurait pu lancer cette démarche il y a deux ans. Ce que nous souhaitons, c’est de pouvoir mener des interventions courantes, qui peuvent être pratiquées sans risque pour le patient et le médecin, en dehors des hôpitaux. Il s’agit par exemple d’opérations de la cataracte, de petites interventions ambulatoires sous anesthésie locale dans différentes disciplines, comme par exemple les coloscopies, gastroscopies, vasectomies, etc.

N’est-il pas paradoxal de revendiquer une plus grande libéralisation tout en voulant maintenir le financement via l’assurance maladie? Ne faudrait-il pas ouvrir davantage la porte à la médecine privée ?

C. R. : Cela dépend comment on définit le conventionnement. Le maintien d’un conventionnement n’est pas contesté au sein du corps médical. Mais, comme je l’ai dit au début, une telle convention doit davantage tenir compte des besoins de chacun. Pour le moment, on prive les patients de certaines prestations, tout en restreignant les médecins dans l’exercice de leur profession libérale. En fin de compte, on place le patient sous tutelle, en lui disant qu’il n’a pas droit à une prestation, dont il peut profiter hors du Luxembourg et pour laquelle il peut même être remboursé, alors que la prestation est plus chère à l’étranger que si on la proposait ici. Cela ne correspond en rien à la vision prônée d’un pays innovatif, jeune et dynamique.

Êtes-vous prêts à accepter l’invitation de la ministre à mener à court terme des pourparlers formels sur la convention que vous êtes sur le point de résilier ?

C. R. : La ministre connaît parfaitement nos doléances. On ne réclame rien d’autre que la mise en œuvre de l’accord de coalition. Il n’y a là rien d’exotique. En principe, tout est dit, et je ne vois donc pas forcément le besoin de mener de nouveaux pourparlers s’il ne s’agit que de la mise en œuvre des promesses initiales.

Avec le conflit en cours, mettant aussi en opposition le corps médical et le personnel de santé, les médecins ne risquent-ils pas de susciter un débat motivé par la jalousie ?

C. R. : Nous ne voulons pas d’un tel débat, provoqué d’ailleurs par les syndicats, même à la suite de notre critique concernant les conflits d’intérêts dans le conseil d’administration de la CNS. L’objectif est de garantir la durabilité du système de soins de santé. Il existe certainement des médecins qui gagnent bien leur vie, mais nous avons aussi des médecins qui gagnent nettement moins bien. Le plus important demeure que le médecin soit disponible pour le patient. Et nous souhaitons bien entendu aussi que le personnel de santé dans les hôpitaux soit aussi correctement rémunéré. Le souci est qu’ils bénéficient d’adaptations automatiques. Dans ce contexte, le fait que la CNS connaisse des problèmes financiers ne joue étonnamment aucun rôle.

«Les établissements hospitaliers sont financés de A à Z. Ce n’est pas le cas dans les cabinets, où les médecins doivent financer l’ensemble de la structure», déplorent les Dr Chris Roller (au c.), Sébastien Diederich (à g.) et Carlo Ahlborn.

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