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Changement de trône : «Il faut que ce soit une monarchie du XXIe siècle»


Pour le professeur, nul doute que le Grand-Duc Guillaume va devoir «dépoussiérer» la monarchie luxembourgeoise.

Pour Philippe Poirier, professeur de science politique à l’Université du Luxembourg, l’abdication du Grand-Duc Henri illustre la transformation des monarchies européennes, contraintes de se réinventer pour rester en phase avec leur temps.

Après Jean, c’est au tour du Grand-Duc Henri d’abdiquer après 25 ans à la tête de l’État : est-ce que c’est devenu une tradition dans la famille grand-ducale?

Philippe Poirier : Je dirais que c’est devenu une tradition dans les monarchies européennes, de manière globale. Et je pense qu’il y a trois raisons à cela.

La première, c’est que les monarchies européennes, et la monarchie grand-ducale aussi, sont obligées de modifier leur rapport à la société. Celle-ci, sans remettre en cause le régime constitutionnel monarchique, n’accepte plus, ou difficilement, un chef d’État à vie.

La deuxième raison, c’est que les monarques européens, quels qu’ils soient, sont presque tous vidés de leur pouvoir constitutionnel. Ce sont désormais davantage des monarchies protocolaires.

La troisième raison, c’est que, sous le règne du Grand-Duc Henri, la monarchie a été un peu secouée. En 2008, lorsqu’il n’a pas voulu signer la loi sur l’euthanasie; plus récemment, lorsqu’il a fallu créer une maison spécifique après le rapport Waringo sur l’établissement des comptes publics de la famille et les dépenses publiques.

Et puis aussi, tout un tas de questions qui n’avaient jamais été abordées ou établies auparavant. Sans compter la réforme constitutionnelle qui est en place depuis le 1er juillet 2023. Il existe quand même, d’une certaine manière, un contrôle par le Parlement, c’est inédit !

Je pense que ces 25 ans peuvent être considérés comme la fin d’un cycle de la monarchie constitutionnelle au Luxembourg.

Diriez-vous que le rôle du Grand-Duc a surtout une portée symbolique aujourd’hui?

Un État a besoin de représentation et de symboles. Chaque État produit des cérémonies, des actes, un protocole, des fonctions de représentation de l’État.

Donc la monarchie et le Grand-Duc sont nécessaires au Luxembourg comme symbole, incarnation de l’État et comme reconnaissance de l’État luxembourgeois par rapport à d’autres.

Mais c’est un phénomène de ritualisation de ce qu’est l’État : cela existe aussi en France, aux États-Unis, etc. La famille grand-ducale incarne et symbolise l’État. Tout l’enjeu pour le nouveau Grand-Duc, c’est de savoir comment bien incarner l’État en 2025.

Ses prédécesseurs l’ont tous fait d’une manière différente : la Grande-Duchesse Charlotte était présente durant la Seconde Guerre mondiale et la reconstruction post-guerre par exemple. Elle a régné d’une manière différente par rapport à son fils Jean.

Bien entendu, il y aura quelques continuités, nous ne pouvons pas tout rompre comme cela. Parce qu’un État, c’est aussi un rite. C’est quelque chose que l’on oublie souvent.

Tout État, qu’il soit républicain ou monarchique, est un rituel. Mais il faut s’adapter, nous sommes en 2025, le Prince Guillaume ne pourra pas régner comme son père en 2000 ou son grand-père avant lui ou la Princesse Charlotte, ce n’est plus possible.

Le rôle du Grand-Duc connaîtra-t-il donc des évolutions avec l’arrivée de Guillaume?

Il y aura des évolutions voulues et d’autres subies. Vous savez, dans les études Polindex que nous réalisons tous les ans, la monarchie ne bouge pas : les gens continuent d’avoir confiance en cette institution.

Mais ça ne veut pas dire pour autant qu’ils n’attendent pas des évolutions. Le Grand-Duc va certainement en amener certaines, le gouvernement aussi. Sans oublier les évolutions de la société, qui vont naturellement jouer un rôle.

Moi, si j’étais à sa place, je dépoussièrerais tout ça. J’irais faire des visites dans les lycées, les écoles, à l’université, pour trouver la jeunesse. Mais je n’ai pas de conseils à lui donner (il rit).

Comment l’opinion publique luxembourgeoise perçoit-elle cette transition?

La société grand-ducale par sa composition n’est pas forcément des plus mobilisées ou enthousiastes par le passage de témoin entre Henri et Guillaume. Il n’y a aucune remise en cause de la monarchie, mais c’est ce que j’appelle la routinisation.

Tous les acteurs du pays, comme la Chambre de commerce, la Chambre des députés, la Fedil, les syndicats, etc., tous sont vraiment mobilisés autour de l’assermentation de Guillaume parce que cet événement est une très belle forme de communication du politique vers nous, les habitants du Grand-Duché, mais aussi avant tout vers l’extérieur.

Mais ça ne veut pas dire que les habitants du Luxembourg, dont, rappelons-le, plus de la moitié sont étrangers, s’y intéressent aussi. Ce n’est pas une critique ou un détachement, mais plutôt un constat : « Bon, c’est une continuité qui ne nous touche pas dans la vie de tous les jours ».

C’est un moment très important pour l’État luxembourgeois, mais pour la société grand-ducale, je parlerais davantage de routinisation.

Cette succession a-t-elle une dimension qui dépasse les frontières nationales?

Elle a une dimension européenne déjà, mais aussi internationale. Il reste peu de monarchies sur la planète. Donc forcément, une assermentation comme celle-ci est intéressante. Une passation de chef d’État est toujours pertinente.

C’est un grand moment de diplomatie, pas simplement protocolaire ou promotionnel. Le Président de la République française, par exemple, va venir. Il ne me semble pas que Jacques Chirac ait fait le déplacement pour Henri il y a 25 ans. Et puis, en Europe, beaucoup d’États républicains ont un manque monarchique, donc ça intéresse !

Ce qui sera intéressant à regarder, c’est combien de chefs de gouvernement, en dehors des monarchies, seront présents pour l’événement. Ça mesurera aussi le degré de l’exercice diplomatique que le Luxembourg veut développer ce jour-là.

Je présume que toutes les monarchies et tous les États membres de l’Union européenne ont été invités. Il sera intéressant de voir également si un représentant de l’Ukraine sera là. Qui viendra représenter les États-Unis aussi par exemple.

Que peut-on souhaiter au futur Grand-Duc Guillaume?

Qu’il s’adapte, s’il veut que la monarchie perdure au Luxembourg. Il faut absolument que ce soit une monarchie du XXIe siècle. Et il y a beaucoup de travail. Qu’on soit un État monarchique ou républicain, les rites resteront en partie, mais d’autres seront amenés à disparaître. Nous avons encore des représentations de l’État qui datent soit de la fin de l’époque médiévale soit du XIXe siècle !

Tout ceci peut encore continuer, mais il faut vraiment des évolutions. Parce que les sociétés, leur rapport aux institutions, à la politique, changent. Si le Grand-Duc et le Luxembourg veulent continuer ainsi, ils ne peuvent plus rester dans le décorum hérité de traditions.

Elles ne sont plus suffisantes aujourd’hui. La monarchie a un avenir si elle est capable de répondre fondamentalement à des enjeux. Comme le disait le Prince Salina dans Le Guépard : « Tout changer pour mieux conserver ». Mais on sait bien que dans Le Guépard, rien n’a été conservé.