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Ces Noirs victimes oubliées de l’occupation nazie


Jérôme Courtoy (à gauche) et André Marques sont les commissaires de l’exposition. (Photos Hervé Montaigu)

Du 14 octobre au 18 novembre, la place du Brill à Esch expose au grand public et en plein air les destins de six personnes noires présentes au Luxembourg lors de la Seconde Guerre mondiale.

L’exposition «Les personnes noires sous l’occupation nazie» est dirigée par Jérôme Courtoy et André Marques. Le premier, historien et pédagogue, est le curateur des expositions permanentes du musée national de la Résistance et des Droits humains – il a notamment monté l’exposition temporaire intitulée «Victimes oubliées». Le second, un historien indépendant, est l’auteur de l’exposition.

De quoi parle concrètement votre exposition?

André Marques : Elle présente le petit groupe de victimes de la politique raciale du parti nazi au Luxembourg, qui existait pendant la Seconde Guerre mondiale. Cette exposition sert à montrer les expériences qu’elles ont vécues durant la guerre et à dévoiler cette histoire un peu perdue, oubliée, qui n’a jamais reçu l’attention qu’elle devrait avoir.

Jérôme Courtoy : Elle fait surtout partie de notre exposition sur les victimes oubliées, en coopération avec « One People » pour le « Black History Month ». Nous avons décidé de contribuer avec eux à ce mois un peu spécial. Le but est de promouvoir et mettre en lumière la mémoire et l’histoire de ce groupe, qui reste relativement méconnu dans l’histoire contemporaine de Luxembourg.

A. M. : Nous présentons la situation des personnes à la peau noire au Reich et ici au Luxembourg, avant et pendant la guerre. Nous retraçons les destins de six personnes à travers des biographies très courtes, en deux langues : allemand et français.

Qu’écrivez-vous dans ces petits textes?

A. M. : Nous avons divisé en deux. D’une part, nous donnons des explications plus universelles sur la situation au Luxembourg et en Allemagne durant cette période d’occupation. Les personnes noires n’étaient pas considérées comme appartenant à la Volksgemeinschaft, la « communauté du peuple ». Elles étaient vues comme inférieures. Le but était donc d’éliminer leur influence dans la communauté, notamment en les stérilisant de force ou en les expulsant.

D’autre part, nous avons ces six biographies où nous tentons de résumer la vie de ces personnes, en montrant notamment des moments clés de leur histoire. Nous voulions montrer les destins très variés de ces personnes pendant la guerre. Puisque leur seul point commun, c’est la couleur de leur peau.

Quelle forme prend l’exposition?

A. M. : Il y a des textes, mais aussi des photos et de la documentation. Celle-ci est rarement privée, elle nous provient d’autres sources, généralement de l’administration. Mais comme c’est le point de vue d’une tierce personne, c’est malheureusement souvent raciste. Cela souligne surtout le manque d’informations que nous avions pour dévoiler l’identité de ces victimes.

L’exposition présente les destins de six personnes noires au travers de documents, de photos et de courtes biographies.

Quelle a été votre méthodologie de travail?

J. C. : Nous n’avions pas beaucoup d’informations. Ce sont des victimes oubliées, des petits groupes, donc la plupart du temps, les administrations ne jugeaient pas utile de garder ces informations. Nous avons plutôt des documents de l’administration luxembourgeoise d’avant-guerre, qui ne sont pas du tout élogieux vis-à-vis de ces groupes… Nous avons toutefois travaillé avec ça, tout en contextualisant, évidemment.

A. M. : C’est souvent sur la base d’un seul document que nous avons commencé la recherche, il nous montrait la piste à suivre. Ensuite, nous avons cherché un peu partout. Généralement, ces personnes vivaient leur propre vie, n’avaient pas de connexions ou de contacts entre elles. Trouver des informations devient un peu comme chercher pour dégoter une pièce d’or. Mais le résultat est moindre : nous n’avons pas beaucoup d’informations qui restent.

À partir de quels documents vos recherches ont-elles démarré?

A. M. : Les recherches ont commencé à partir d’une liste de recensement des personnes à la peau noire à Luxembourg, établie par l’administration civile nazie et datée d’octobre 1942. J’ai alors commencé à chercher et, rapidement, j’ai retrouvé un dossier aux archives nationales, avec cette même liste et d’autres sources de ce recensement.

Ensuite, cette histoire se complète un peu avec la liste des six personnes qui ont vécu au Luxembourg et qui ont été recensées par les Allemands à diverses périodes. Je me suis alors demandé : quel est leur parcours après la guerre? Y a-t-il encore des survivants que nous pouvons interroger? Ou peut-être de la famille directe qui disposerait encore de documents personnels? Malheureusement, nous n’avons pas trouvé. Nous avons donc tenté de créer une histoire et de faire des connexions avec les évolutions en Allemagne et dans d’autres pays occupés, pour cerner les différences.

Pourquoi n’y a-t-il jamais eu de recherches sur le sujet avant aujourd’hui?

J. C. : Tout simplement parce qu’il n’y a pas d’intérêt par rapport à leur mémoire. À partir de la fin de la Seconde Guerre mondiale, nous avons ce mythe national que le Luxembourg était rassemblé dans la résistance contre l’ennemi nazi. Là-dedans, il n’y a pas de place pour d’autres victimes. Pendant des décennies, il y avait cette dualité entre les enrôlés de force et les anciens résistants. Pour les petits groupes, il n’y avait pas de lobbying. Et, par exemple, les recherches pour la mémoire sur la persécution des juifs ont commencé seulement dans les années 2010. Puis, c’est à partir de 2019 que notre musée a commencé à faire des recherches sur les Témoins de Jéhovah, les homosexuels et les Roms. Après, nous avons donné à André la possibilité de faire des recherches sur les personnes noires.

A. M. : Ce sont des groupes qui ne sont alors pas trop acceptés par la société, dont elle ne veut pas vraiment parler, car c’est encore un tabou. Ce sont aussi des personnes qui n’ont pas la force de s’exprimer sans risquer de perdre ou de se mettre en danger.

Six victimes sont concernées ici : étaient-elles plus nombreuses?

A. M. : Difficile à dire. Pour être certain que ces victimes étaient bien noires, nous devions nous référer à des photos ou des documents qui indiquaient clairement la couleur de peau. La problématique est là : tant que ces dossiers sont fermés au public, sans accès aux photos, il est difficile de trouver des informations concrètes. Nous parlons ici de six personnes, mais il est probable qu’il y en ait davantage. Elles sont soit parties avant ce recensement, soit durant la période d’évacuation en 1940 et ne sont jamais revenues au Luxembourg.

Pourquoi est-ce important d’en parler aujourd’hui?

J. C. : C’est important de parler d’autres destins, pour compléter et pour transmettre une image plus complète de la Seconde Guerre mondiale et de l’occupation allemande de 1940 à 1944 au Luxembourg. C’est également important de donner une voix à ces groupes. Dans la majorité des cas, ils ne sont pas reconnus comme des victimes du national-socialisme. Avec ces résultats de recherche, ils ont désormais une base pour se référer, discuter avec des politiciens, avoir des arguments et mentionner des points à revoir ici au Luxembourg, notamment par rapport aux droits humains.