Chaque jour, ils approvisionnent la centaine de pharmacies que compte le Luxembourg. Un métier de livreur dans l’ombre et pourtant indispensable.
Il gare sa camionnette comme il peut, enclenche les feux de détresse, descend du véhicule pour ouvrir la porte arrière et en sort une caisse en plastique. Toujours au pas de course, il entre dans l’officine, échange la livraison contre une signature puis repart aussitôt, parfois sans même avoir été salué ni remercié. Julien*, la petite trentaine, vient d’effectuer sa huitième livraison de ce début de matinée. Les colis qu’ils transportent ont ceci de particulier qu’ils constituent un maillon indispensable de la chaîne de soins.
Le jeune homme travaille pour un grossiste-répartiteur de produits pharmaceutiques, l’une des trois entreprises de ce domaine dans le pays. Aucun médicament n’est fabriqué au Grand-Duché, ceux vendus dans les pharmacies sont importés de Belgique ou d’Allemagne. Julien livre aussi bien des pharmacies que des médecins ou des hôpitaux du Luxembourg. Et là, il doit repartir à l’entrepôt pour récupérer les produits pour sa deuxième tournée. «Certaines pharmacies passent commande cinq fois dans la même journée», raconte-t-il.
Cela demande une sacrée logistique. Les produits qu’ils livrent vont du plus banal – les sirops contre la toux constituent le gros des troupes avant l’hiver – au plus délicat, comme les produits stupéfiants. «Il y a aussi des colis spéciaux, on ne sait pas trop ce qu’ils contiennent, ça peut être des « préparés » destinés à un patient en particulier, ou même des paquets de couches bébés pour des personnes aidées par les offices sociaux.» Il lui arrive aussi de livrer les maisons de retraite en compléments nutritifs, entre autres.
«Ils appellent pour rien, des fois juste pour se plaindre…»
Certains produits demandent un conditionnement particulier : les vaccins, par exemple, se trouvent dans une espèce de glacière dont la température peut être contrôlée «par un robot, détaille Julien. Au moment où tu livres, il s’allume soit en vert, soit en rouge, pour voir s’il n’y a pas eu trop de variations. C’est déjà arrivé que ça ne soit pas conforme. Alors, il faut ramener les vaccins au dépôt et en prendre d’autres».
Les tournées s’enchaînent, à raison de quatre au moins par jour, mais ses horaires de travail lui conviennent. En plus, il a la possibilité de s’organiser à sa guise, ce qu’il apprécie particulièrement : «Tu te gères comme tu veux, tu peux prendre ta pause à tel ou tel moment, tu peux t’arrêter pour manger, il n’y a personne qui te dérange.» Quant au risque accru d’accident lié au fait de conduire toute la journée, les embouteillages auxquels il n’échappe pas et qui lui tapent sur les nerfs, les verbalisations des forces de l’ordre quand il se gare sur une place non autorisée – les places de livraison sont souvent occupées… – tout cela ne lui pèse pas tant que cela. Pas même les livraisons dans le quartier Gare de la capitale, pourtant compliquées entre la difficulté pour trouver une place de stationnement et la possibilité d’être dévalisé : «Il y a eu beaucoup de tentatives de vol, parce que les toxicomanes nous connaissent, ils savent qu’on trimballe des stupéfiants, des machins comme ça, mais moi, je n’ai pas forcément peur, parce que ça reste dans des endroits limités», assure-t-il.
Non, ce qui pèse le plus à Julien, c’est le manque de considération à son égard. S’il arrive qu’un pharmacien ou un médecin, en plus d’échanger quelques mots avec lui, lui offre même un petit café, c’est loin d’être la majorité de ses clients. «Il y a beaucoup de pharmacies où il n’y a même pas un bonjour. Ils t’ordonnent de reprendre ça et ça, sans savoir si tu as vraiment la place dans la camionnette», soupire-t-il. «Dès qu’un truc ne leur convient pas, ils téléphonent à ton employeur et disent que tu ne veux pas faire l’effort, sans savoir que je n’ai pas la place, par exemple. Ils appellent pour rien, des fois juste pour se plaindre…», lance-t-il d’un ton railleur.
À force de subir ce manque d’estime, il en vient presque à oublier que sans lui et ses collègues, les personnes malades seraient bien en peine pour se procurer leur traitement.
* Le prénom a été modifié.