Si elle veut préserver une cohésion menacée par des partis d’extrêmes, l’UE doit d’abord améliorer sa politique sociale, selon Carole Reckinger, responsable du plaidoyer politique national de Caritas.
Désignée comme le sujet prioritaire des élections européennes par 41 % des Luxembourgeois sondés dans l’Eurobaromètre du Parlement européen, la lutte contre la pauvreté et l’exclusion sociale de l’UE est surtout un sujet brûlant pour Caritas Luxembourg. En avril dernier, l’organisation qui œuvre pour les plus démunis avait publié ses propositions pour améliorer la politique sociale de l’UE. Cette dernière comporte de nombreuses lacunes à corriger avec urgence, selon Carole Reckinger, membre de Caritas depuis 2011 et responsable du plaidoyer politique national de l’ASBL depuis cinq ans.
Vous avez publié des « Propositions pour une Union européenne plus sociale et solidaire ». À quel point l’UE ne l’est pas assez selon vous ?
Carole Reckinger : L’Union européenne est surtout une union économique, même s’il y a des démarches pour la rendre plus solidaire et plus sociale. Par exemple, nous savons que 95,3 millions de personnes vivent toujours sous le seuil de pauvreté en Europe. Et l’objectif jusqu’à 2030 est de réduire ce nombre d’au moins 15 millions de personnes. Alors oui, il y a des objectifs pour contrebalancer un peu les inégalités croissantes dans l’Union européenne mais c’est très vague. Si on ne peut pas atteindre ce chiffre, rien ne va se passer. C’est juste un but, pas une obligation.
Si on met une politique en place, avec des objectifs très clairs et quantifiables pour réduire la pauvreté, on pourrait atteindre cet objectif et faire même beaucoup plus. Mais le problème, c’est que la politique est vague et non contraignante. L’Union européenne a des buts, mais sans les politiques pour les atteindre.
Est-ce que la solution se trouve dans l’instauration de sanctions sur le volet social ?
Oui et il faudrait aussi un cadre légal beaucoup plus contraignant. Par exemple, la directive sur les salaires minimaux adéquats stipule que les États membres peuvent utiliser des valeurs de référence indicatives telles que 60 % du salaire médian ou 50 % du salaire moyen brut. Mais c’est dit « Ils peuvent faire cela« , pas « Ils devraient faire cela« .
Or cela devrait être contraignant car sinon on peut l’ignorer. Même le Luxembourg n’atteint pas ses valeurs, en étant quand même le pays numéro deux de l’Union européenne en termes de travailleurs pauvres. Ici, 12,9 % des travailleurs à temps plein vivent sous le seuil de pauvreté. Le pays est responsable, mais l’Europe, elle, ne donne que des directives. Alors que dans d’autres domaines, il n’y a pas seulement des directives mais des vraies mesures. Alors pourquoi ne pas en mettre aussi dans le volet social?
Vos bénéficiaires ont-ils conscience que l’Europe peut les aider ?
Je pense que les réfugiés viennent avec l’idée que l’Europe est là pour les aider, avec tous nos droits fondamentaux. Cependant, quand ils arrivent en Grèce ou en Italie, ils se rendent compte très vite que ce n’est pas vraiment la réalité en Europe. Pour les réfugiés, les droits fondamentaux sont mis entre parenthèses.
Trouvez-vous que la politique de l’Union européenne est trop dure envers les migrants ?
Nous avons vu que c’est très difficile de trouver de la solidarité entre les pays et c’est pour cela qu’ils ont voté ce Pacte sur la migration afin de forcer les pays à être plus solidaires. Mais il y a quelques points qui nous préoccupent.
Par exemple, il y a le contrôle aux frontières, les « screening procedures« . Pour nous, cela représente un risque d’aggraver le profilage racial et discriminatoire et aussi celui d’une détérioration des détections des vulnérabilités des personnes. Des enfants et des familles vont notamment être enfermés dans des centres de rétention. Pour nous, c’est clair : aucun enfant ne devrait être enfermé, surtout s’il demande une protection internationale. Nous trouvons cela inacceptable, mais ils vont le faire et ce sera très difficile de mettre en place de hauts critères d’accueil pour ces centres de réception. On lit tout le temps que les centres de rétention dans les pays frontaliers sont catastrophiques. Ce sont comme des prisons et le fait qu’ils y mettent aussi des enfants, ce n’est pas conforme avec nos droits fondamentaux.
Il faut mettre l’argent sur la table pour que chaque pays puisse agir
Trouvez-vous que l’Union européenne est de moins en moins une terre d’accueil ?
Oui et le problème principal est le manque de solidarité entre les pays et on se rend compte qu’on a vraiment besoin de main-d’œuvre. On fait cette différence entre ceux qui « méritent d’être accueillis« et ceux qui « ne méritent pas d’être accueillis« mais même ceux qui sont dans la catégorie « méritante« , en étant persécutés dans leur pays ou en fuyant la guerre, ne sont pas accueillis les bras ouverts dans de nombreux pays de l’Union européenne.
En revanche, ils sont là pour travailler. Si on regarde en Italie les plantations de fruits et de légumes, les abattoirs ou les bateaux, ce sont les migrants qui y travaillent sans couverture sociale et avec un salaire de 30 euros par jour pour 10 heures de travail. Alors oui, on accueille ces personnes, mais on les laisse travailler dans des conditions vraiment abominables, très similaires à un esclavage moderne. On semble être content qu’ils travaillent pour un salaire pour lequel on ne trouve plus d’Européens.
On devrait traiter tous les réfugiés de la même manière que les Ukrainiens qui, eux, avaient accès directement au marché du travail au Luxembourg par exemple. Ils ont été traités différemment et pourquoi ne pas prendre cela comme exemple, car on voit que cela fonctionne. Il faudrait la même chose pour tous les réfugiés.
Vous pointez du doigt aussi des lacunes pour lutter contre le sans-abrisme.
On devrait avoir un objectif commun entre tous les pays. C’est vrai que selon la déclaration de Lisbonne (NDLR : signée en juin 2021), nous avons cet objectif d’éliminer le sans-abrisme d’ici 2030. Mais pour le faire, nous n’avons pas vraiment eu de feuille de route. Dans l’Union européenne, il y a plus que 895 000 personnes sans abri et au Luxembourg, ce sont plusieurs centaines. Le sans-abrisme et le logement devraient être une priorité permanente de la politique sociale de l’UE, avec le « Housing first« comme un des principes pour promouvoir la réduction du sans-abrisme.
Cela fait depuis 30 ans que le « Housing first« existe et à New York ou en Finlande par exemple, cela a vraiment changé la donne. Pour cela, il faut une vraie stratégie européenne et peut-être qu’on aurait aussi des fonds pour mettre en place ces projets. Au Luxembourg, cela échoue à cause des problèmes pour trouver des logements. Et sans stratégie ni fonds, cela est clair que l’on va échouer.
La pauvreté des enfants européens est aussi un problème qui manque aussi de moyens et d’une prise de conscience ?
Oui, c’est un problème qui n’est pas du tout pris en compte. Dans l’Union européenne, un enfant sur quatre vit sous le seuil de pauvreté. C’est notre avenir qui est en péril si on ne fait rien. Pour vraiment changer les choses, il faut transformer l’engagement en mesures tangibles, assurer un suivi et surtout établir des indicateurs clairs, multisectoriels et comparables, ce qui n’existe pas. Il faudrait aussi une collecte de données plus efficace et plus efficiente. Au Luxembourg, on a beaucoup de services qui sont gratuits comme le chèque-service de 20 heures, les repas à l’école, mais nous ne savons pas si cela atteint vraiment les personnes dans le besoin.
Chaque année, l’Union européenne vous verse de l’argent. Est-ce que le montant de ces aides a augmenté ?
Cela dépend des projets européens. Par exemple, il y a le Fonds social européen plus (FSE+) qui aide les épiceries sociales. Avant, il y avait une corbeille de dix produits que tout le monde recevait gratuitement chaque mois, avec de la farine, des pâtes, du riz ou de l’huile. Mais ce budget a été réduit au début de l’année, alors que ce n’est pas vraiment le moment de réduire les budgets pour des courses sociales.
Ces réductions ont un impact direct sur les personnes qui vivent vraiment dans la précarité. Nous remarquons donc qu’au niveau européen, il y a de plus en plus de partis populistes qui profitent de cette misère et ce sentiment d’incertitude pour l’avenir.
En voyant des partis populistes avoir le vent en poupe dans certains pays, êtes-vous inquiets par rapport aux élections ?
Au niveau européen, oui. Par contre, au niveau luxembourgeois, je pense qu’il n’y aura pas de grandes surprises. En tout cas, cette hausse vient du fait qu’il y ait plus de plus en plus de précarité et d’inégalités, que les gens ne se sentent plus en sécurité et ne font plus confiance aux politiciens traditionnels.
Tout le monde n’est pas devenu radical, cela vient d’une peur. Et comment la combattre? En réduisant les inégalités et la pauvreté. Mais ce n’est pas un but général de l’Union européenne. On parle toujours de l’économie, de la place financière, mais si nous avons des inégalités si importantes, nous n’aurons plus de cohésion sociale ni européenne. On le voit déjà avec des partis qui veulent sortir de l’Union européenne.
On sait que c’est très difficile de briser ce cercle de pauvreté de génération en génération. Avec un enfant sur quatre sous le seuil de pauvreté, on aura alors un adulte sur quatre qui ne pourra pas faire sa vie convenablement en Europe. Nous avons un Pacte climat, pourquoi ne pas avoir un Pacte social? Le tout avec des objectifs très clairs et contraignants.
Et pour les Européens, la protection sociale de l’Union européenne s’est-elle améliorée avec le temps ?
Cela dépend de pays en pays, mais nous pouvons quand même observer une précarisation des emplois avec de plus en plus de plateformes numériques comme Uber et autres. Avec eux, la protection est presque inexistante pour les travailleurs. Pour ces derniers, c’est notamment impossible de trouver un propriétaire qui va leur signer un bail pour un logement. Pourtant, on est en train de faire de la publicité partout pour venir travailler chez eux. Nous avons ce phénomène au Luxembourg, avec des individus qui travaillent à temps plein pour ces firmes mais qui sont à la rue alors qu’ils travaillent beaucoup plus d’heures que tous les autres.
C’est inacceptable que l’Europe aille dans cette direction, il devrait y avoir une législation très ferme sur cela. On constate aussi une baisse de la syndicalisation dans les pays européens et donc moins de droits sociaux. Il y a aussi le travail intérimaire qui devrait être beaucoup plus encadré juridiquement, car il y a beaucoup de moyens pour précariser les personnes, comme le fait de faire des contrats uniquement du lundi au vendredi.
Globalement, vous diriez qu’il y a urgence pour que l’Union européenne prenne des décisions ?
Il faut faire quelque chose maintenant, car c’est le ticket pour notre avenir. Si on ne fait rien, on va perdre la possibilité de faire quelque chose pour une Europe viable et avec encore un peu de cohésion. Car on peut déjà sentir cette colère des personnes qui se sentent maltraitées par des pays ou par l’Europe.
Il faut une Europe plus sociale, plus courageuse et beaucoup plus concise. Pour cela, il faut instaurer des conséquences si un pays ne respecte pas un objectif et il faut mettre l’argent sur la table pour que chaque pays puisse agir à son échelle. Il faut aussi prendre l’argent où il est, en trouvant un modèle pour taxer toutes les grandes entreprises d’une manière juste. Sauf que nous avons tendance à penser que la richesse va découler miraculeusement, mais ce n’est pas le cas. On devrait avoir le courage et changer de paradigme.
Repères
État civil. Carole Reckinger (42 ans) est de nationalité luxembourgeoise. Elle est mariée et mère de deux enfants.
Études. Elle effectue son cursus à l’université de Londres au sein de la «School of Oriental and African Studies» («École des études orientales et africaines»). En Angleterre, elle obtient un premier master «LLM International Law», un second master «MSc International Politics» et un bachelor «Development Studies».
Profession. Avant de rejoindre Caritas Luxembourg, Carole Reckinger travaillait dans le domaine du droit humain en Indonésie.
Caritas. Elle rejoint Caritas en 2011 et travaille la moitié de son temps pour l’aide humanitaire internationale et l’autre moitié au service plaidoyer politique international. Depuis 2019, elle est désormais chargée du plaidoyer politique national.