Accueil | A la Une | [BD] « Oliphant » : la dérive des âmes et des glaces

[BD] « Oliphant » : la dérive des âmes et des glaces


"Oliphant", de Loo Hui Phang et Benjamin Bachelier. (photo Futuropolis)

Partant du mythique périple d’Ernest Shackleton en Antarctique, Oliphant y ajoute une bonne dose de mystère, de suspense et de faits scientifiques. Une relecture libre et envoûtante.

Depuis toujours, les récits de grands explorateurs fascinent. Il y a chez eux une obstination troublante : celle de découvrir le monde quoi qu’il en coûte, de repousser plus loin la «terra incognita» dans des missions qui éprouvent les corps et les esprits, jusqu’à la mort et la folie. Des figures héroïques d’une autre trempe comme l’a été Ernest Shackleton (1874-1922), obnubilé par le désert blanc de l’Antarctique sur lequel il s’est déjà fait les dents, au point d’être anobli par le roi Édouard VII.

Mais alors que le pôle Sud a été conquis par le Norvégien Roald Amundsen, il y retourne en 1914 pour relever un autre défi : réaliser la première traversée du continent polaire entre la mer de Weddell (océan Atlantique) et celle de Ross (océan Pacifique). Soit un raid de quelque 3 000 kilomètres dans l’un des endroits les plus hostiles et inhospitaliers de la planète. Avec lui, un bateau et une vingtaine d’hommes, et devant, un monstre de glace qu’il va falloir affronter.

Mais pourquoi donc ? Parce que «l’on vit pour ça !», sourit le capitaine dans le récit, préférant de loin la «tranquillité» de ce monde aux multiples «variations de blanc» que celle des mers du Sud, «encombrées de yachts de milliardaires». La suite est connue : le trois-mâts brise-glace n’atteindra jamais son objectif, laissant Ernest Shackleton et son équipage, naufragés, affronter la faim, la soif, l’ennui et la démence. Un voyage d’un an et demi par -30 °C où il est surtout question de «survie», car on «n’échappe pas aux lois de la nature».

Avec Oliphant, Lo Hui Phang, auteur du remarqué Black-out (prix Goscinny en 2021), aurait pu succomber au geste facile : raconter ce périple sans s’en écarter, avec beaucoup de détails et d’autres documents à l’appui, comme sait régulièrement le faire les éditions Futuropolis. Mais à l’instar de son modèle, il part à son tour dans une aventure, narrative celle-là, animée par une envie : aborder la dimension mentale d’une expédition où l’homme doit sa survie à son endurance psychologique, au cœur d’un territoire irréel, sans contour, ni couleur.

C’est dans les ténèbres que se cultive le rêve

Une vue d’intérieur qui va prendre différentes directions : d’abord scientifiques avec, pour lancer chaque chapitre, une notion assez pointue, chimique, physique ou encore météorologique (le champ magnétique, la force de Coriolis, les aurores boréales, la circulation thermohaline…) qui vont avoir des incidences sur ce voyage en eaux troubles, avec cette banquise flottante qui s’étire et se referme comme «un puzzle gigantesque», expliquait Ernest Shackleton à l’époque. Ensuite mentales, ce qui fait clairement le charme – ou la singularité – de l’ouvrage.

Lo Hui Phang prend en effet une grande liberté dans sa relecture des faits : il change ainsi les noms, Shackleton devenant pour le coup Oliphant, tandis que le bateau, L’Endurance, est renommé le Golden Age. Et si on retrouve toutes les étapes de cette (més)aventure, de l’interminable bivouac sur une île perdue à l’ultime opération de secours en Géorgie du Sud, elles sont vécues et portées par un personnage intriguant : Arkadi, fils adoptif du capitaine, «enfant maudit» de 20 ans qui ne mange pas, se drogue, raconte d’étranges histoires et semble doté de pouvoirs qui lui permettent notamment de prédire l’avenir et de supporter le froid intense.

Avec lui, et son drôle de chaperon, un certain Snark, homme à tout faire et tatoué aux secrets douloureux et à la langue composite, l’histoire prend alors une tournure magique, ésotérique même, avec ses visions (trois silhouettes inquiétantes, un chien sans tête, un éléphant), ses rêves, ses flashs, ses délires et ses hallucinations. Il y a dans l’air comme un parfum de mystère et de suspense. Quelque chose qui tient également de la menace sourde, latente, avec cette expression qui revient sans cesse : «Ça va exploser…».

Oliphant affiche un sens de l’équilibre parfait entre ces égarements psychiques et l’aspect plus terre à terre de la mission, visible avec cet équipage livré à lui-même aux confins du monde, rieur bien que fragile face à cet environnement sans pitié. Pour que cette relecture fonctionne, il fallait un dessinateur de talent, capable de combiner les deux perspectives. Benjamin Bachelier, avec ses traits peints ou dessinés, en est un. Il donne un magnifique souffle graphique à l’histoire, et derrière ce blanc immaculé, il glisse d’épais coups de pinceau noirs et rouges, comme autant d’avertissements. Arkadi, pour boucler la boucle, le rappelle en fin d’ouvrage : «C’est dans les ténèbres que se cultive le rêve».

L’histoire

Antarctique, durant la Première Guerre mondiale. Arkadi a 20 ans. Il a embarqué à bord d’un brise-glace conduisant une expédition d’exploration de 27 hommes. Son père, le capitaine Gordon Kentigern Oliphant, est un navigateur de renom aux exploits célébrés. Celui-ci a pour but de traverser l’Antarctique à pied. Mais la plaque de glace autour du bateau fend la coque, condamnant le bateau à un lent naufrage. Le voyage met très vite les hommes à rude épreuve…