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[Bande dessinée] Zoom sur les grandes BD de 2025


De la petite à la grande Histoire, avec un large focus sur les préoccupations modernes et la crise écologique, l’exil ou le féminisme, en passant par la science-fiction, voici un petit panorama des meilleures BD de l’année.

Parole aux «vaincus»

Les Sentiers d’Anahuac / Bertrand & Dytar (Delcourt)

À la question de savoir qui écrit l’Histoire, la réponse est souvent la même : les puissants, ceux qui gagnent les guerres et imposent leur volonté aux «vaincus». À rebours de ces conquêtes génocidaires, Jean Dytar, avec l’historien Romain Bertrand, raconte la préservation de la mémoire du peuple aztèque, promise à la destruction par la colonisation espagnole. Le récit s’ancre en 1539 à Mexico autour de deux personnages : un prêtre franciscain, Bernardino de Sahagún, qui déplore la destruction de la culture autochtone. Et un jeune Indien, Antonio Valeriano, qui va devenir son protégé avec d’autres garçons. Leur objectif : «garder la trace d’un monde qui meurt»… Entre l’homme d’Église et son élève se brosse l’histoire d’une civilisation qui dévore une autre avec son lot de crimes, d’autodafés et d’injustices. Mais aussi la richesse d’un peuple que l’on a cherché à réduire à des indigènes à plumes. Un témoignage puissant soutenu par un dessin incarné et splendide. Les Sentiers d’Anahuac n’est pas qu’une BD : c’est une expérience visuelle et narrative qui redonne une voix… aux sans-voix.

Le grand aveuglement 

Dans l’indifférence générale / Roberto Grossi (La Boîte à Bulles)

Roberto Grossi n’est pas le premier à s’inquiéter de la montée des températures et de la disparition des espèces, devant lesquelles l’humanité a pris l’habitude de détourner le regard. Mais sa piqûre de rappel est d’une formidable efficacité. Sorti en Italie en 2024, son ouvrage fait d’abord comme beaucoup d’autres : il s’appuie sur des données et des faits, comme en attestent les nombreuses références citées. Mais au postulat scientifique, l’auteur mêle des souvenirs personnels et des réflexions politiques avec, au bout, un seul coupable  : le capitalisme, origine de tous les tourments. Alors que tout se réchauffe, les observations, analyses et visions d’avenir relayées par Roberto Grossi (qui passent en revue la pollution, les guerres, la surconsommation…) sont glaçantes. Aux grands mots (et maux), il juxtapose les dessins dans des planches saisissantes et engagées. Car c’est un combat «pour la vie» dont il est question, rappelle-t-il. Et devant ce inquiétant constat, seules deux réponses sont possibles : soit agir, soit rester accroché à la célèbre formule qui dit que «jusqu’ici, tout va bien».

Rêves d’un roi fou

La Terre verte / Ayroles & Tanquerelle (Delcourt)

L’auteur Alain Ayroles fait son retour en majesté! Six ans après Les Indes fourbes dans lequel, avec Juanjo Guarnido (Blacksad), il imaginait le périple rocambolesque d’une fripouille en quête d’Eldorado dans l’Amérique du XVIe siècle, le voilà à nouveau à la tête d’un récit au souffle épique, emmené par un personnage à la morale douteuse. Soit le destin tragique d’un monarque chassé d’Angleterre qui débarque au Groenland, parmi les derniers descendants des Vikings, en quête d’une seconde chance. Leur apportera-t-il le salut ou précipitera-t-il l’effondrement de la «Terre verte»? Si l’ouvrage, imposant (260 pages), s’impose comme une réflexion sur la soif de pouvoir, magnifiquement mise en dessin par Hervé Tanquerelle (Le Dernier Atlas), il s’approprie surtout l’art de la tragédie selon Shakespeare à travers le sort de cet ancien roi bossu et boiteux, réincarnation de Richard III, comme s’il n’était pas mort en 1485 et avait fait voile vers les terres glacées du Nord. Divisé en actes et en scènes, avec des dialogues parfois ampoulés, voici un très bel hommage à la forme théâtrale.

À corps perdu

Sibylline / Sixtine Dano (Glénat)

En France, il y aurait entre 20 000 et 40 000 étudiant(e)s s’étant déjà livrés à la prostitution par besoin d’argent. Un chiffre qui croit continuellement, notamment en raison de l’essor des plateformes en ligne dédiées et de la précarité des jeunes adultes, accentuée par la crise sanitaire de 2020-2021. C’est le cas de Raphaëlle, Sibylline dans l’intimité, que l’on va suivre des bancs d’école jusqu’aux lits d’hôtels luxueux dans le beau, et premier, roman graphique de Sixtine Dano. Avec l’élégance de l’encre et du fusain, jouant ainsi magnifiquement sur les ombres, l’autrice dépeint les questions existentielles du passage de l’enfance à l’âge adulte, l’exploration de la féminité et des rapports de pouvoir dans une société marquée par le patriarcat et le capitalisme. Mais surtout, à travers ses délicates «chroniques d’une escort-girl», elle s’éloigne à la fois des positions voyeuristes (souvent masculines) et des attitudes militantes trop prononcées pour mettre le doigt sur des maux profondément enracinés dans la société, et ce, avec une justesse étourdissante et beaucoup de tact.

Au-delà de la SF! 

Silent Jenny / Mathieu Bablet (Label 619)

Mathieu Bablet est un homme de son temps et pourtant rompu à l’univers de la science-fiction. Son éco-anxiété et sa fibre citoyenne se manifestent dans d’imposants ouvrages qui, sous le couvert de mondes fantastiques, évoquent des sujets très contemporains tels que le réchauffement climatique, la raréfaction des ressources, la peur de l’autre, la toute-puissance des grosses entreprises, la technologie rédemptrice… Après Shangri-La (2016) et Carbone & Silicium (2020), deux jolis succès d’édition, il complète sa trilogie avec une fable écologique qui, façon Mad Max, raconte un futur où les insectes pollinisateurs auraient disparu, poussant les humains à arpenter des paysages secs et stériles à bord de vaisseaux-villages motorisés… À rebours des récits désenchantés, Silent Jenny place l’humain en son centre avec cette question : comment faire société autrement? Mathieu Bablet répond avec une œuvre dense, truffée de détails comme chez Moebius, et toujours d’une beauté à couper le souffle grâce à un encrage au pinceau et à la plume. Un nouveau tour de force d’un auteur plus terrien qu’il n’y paraît.

True Crime avec Fritz Lang

Krimi / Vermot & Inker (Sarbacane)

Avec Thibault Vermot et Alex W. Inker, on est à la fois dans la petite et la grande Histoire. Dans Colorado Train (2022), le vagabondage  d’une bande d’adolescents n’était qu’un prétexte pour évoquer les traumatismes de l’Amérique profonde post-Vietnam. Avec Krimi (un terme qui désigne les films noirs et autres thrillers), le duo remet ça en plongeant dans les bas-fonds de l’Allemagne de l’entre-deux-guerres, là où va naître le chef-d’œuvre cinématographique M le maudit, et là où le nazisme prendra racine. On suit à la trace le personnage trouble et ambiguë qu’est le réalisateur Fritz Lang. En compagnie d’un inspecteur, et sur les traces d’un tueur en série, il s’enfonce dans les tréfonds de Berlin, symbole d’une République de Weimar marquée par la Première Guerre mondiale, rongée par la récession, gangrénée par la haine et la peur. Une façon, pour l’artiste, de trouver l’inspiration pour son film. Une façon, pour l’auteur et son dessinateur au trait gris et pesant, de parler d’une œuvre prophétique. «Le réel est plus cruel que la fiction», prévient le policier dans l’ouvrage. L’Histoire va lui donner raison.

Aux frontières du réel

Downlands / Norm Konyu (Glénat)

Norm Konyu, nouveau venu en BD (mais réputé dans le domaine de l’animation), est un fan de fantastique à tendance noire, comme il le démontre avec cette histoire tout en frissons où il est question d’un adolescent terrassé par le décès de sa jumelle et hanté par ses derniers mots : elle aurait aperçu un terrifiant chien noir peu avant de mourir… Résultat? Sur plus d’un siècle, le récit offre une plongée vertigineuse dans les légendes du folklore anglais, tradition littéraire typiquement britannique qui a influencé un bon nombre de réalisateurs (M. Night Shyamalan, David Lynch, Tim Burton…).  Un conte surnaturel, mêlé à un récit d’apprentissage, qui bénéficie d’un beau dessin diaphane. Même pas peur!

Un trolley nommé désir

Voie de garage / Adriansen & Nebbache (Dargaud)

Dans le Lausanne des années 1980, on l’appelait «l’homme bus» : Martial Richoz, mort l’année dernière, parcourait les rues de sa ville en poussant devant lui de petits trolleys construits à partir de matériaux de récupération. Un faux conducteur mais vrai doux-dingue, apprécié des enfants et du quartier. Mais c’était compter sans les mauvaises langues qui, sans raison, vont exiger que cette folie douce s’arrête : le garçon sera conduit à l’hôpital psychiatrique… Sophie Adriansen propose un joli hymne à la tolérance, à la différence et au pouvoir de l’imagination, appuyé par un dessin aussi délicat qu’une aquarelle qui, comme son sujet, n’aime pas être enfermé dans des cases. 

Mon père ce Robinson

Il déserte / de Caunes & Coste (Dargaud)

Dans la famille de Caunes, avant Antoine, connu pour avoir fait les belles heures de Canal+, il y avait le père, Georges (1919-2004), pionnier de la télévision française et amateur d’aventures. L’une d’entre elles a été de passer une année entière sur Eiao, île déserte de l’archipel des Marquises, avec pour seule compagnie son chien et un émetteur pour témoigner, à la radio, de cette vie de Robison – qui va s’avérer plus rude que prévu… Un peu comme dans un roman de Daniel Defoe ou Robert Louis Stevenson, Antoine de Caunes va plus loin que l’exotisme et évoque les relations père-fils en prenant l’exemple du sien. Xavier Coste assure la mise en images avec des couleurs et des trouvailles visuelles, belles comme un mirage.

Les coulisses de l’adolescence

Hors scène / Jon McNaught (Dargaud)

Dur, dur d’être un ado! C’est le cas de David, qui aimerait quitter le monde, certes rassurant, de l’enfance, pour découvrir l’horizon sans limites promis par la vie de jeune adulte qui semble lui tendre les bras. Une histoire simple que chacun a traversée, mais qui, entre les mains de Jon McNaught, devient une expérience visuelle. Voilà dix ans que l’illustrateur anglais brille en jetant son regard foncièrement poétique sur les détails du quotidien, aussi anecdotiques soient-ils. Il les magnifie dans de petites vignettes garnies de souvenirs, de sensations, d’humeurs, de bouts de vie… Au fil de ce vagabondage sensible, planant et mélancolique, le lecteur pourra retrouver la part d’enfant cachée tout au fond de lui.

La partition d’une vie

Soli Deo Gloria / Deveney & Cour (Dupuis)

À la question de savoir à quel point l’art peut changer un destin, Jean-Christophe Deveney et Édouard Cour répondent avec un conte inspiré des frères Grimm. Soit l’histoire de deux jumeaux qui s’émancipent par la musique au cœur du siècle des Lumières, évitant ainsi le triste sort qui leur était promis. D’Amsterdam à Venise, on suit leur traversée d’une époque cruelle, soutenue par une galerie de personnages romanesques, dont certains célèbres (Vivaldi, Stradivarius, Jean-Sébastien Bach…). À cette ode au baroque s’ajoute un dessin à la croisée du manga et des gravures, d’un noir et blanc traversé parfois par une décharge de couleurs. De quoi rendre chaque mélodie plus belle encore. 

Gare aux mâles

Rouge Signal / Laurie Agusti (Éditions 2042)

Comme l’a montré la série Adolescence, tomber entre les griffes du masculinisme et de ses discours haineux est malheureusement facile.  Pour son entrée dans la BD «adulte», Laurie Agusti signe un thriller glaçant où elle décortique cette mécanique sectaire, en opposant deux mondes qui s’ignorent façon Fenêtre sur cour d’Hitchcock. Soit un trentenaire qui, crevant de solitude, va faire une fixette sur l’institut de «nail art» (art de décorer les ongles) situé en face de chez lui, incarnation d’un féminisme exacerbé. Ici, la couleur rouge s’impose comme le voyant d’une alarme face à une dérive amplifiée par internet et les réseaux sociaux. Si la gouache délavée du trait apaise les propos, elle n’enlève rien à sa terrifiante actualité.

Une vie d’exils

Hazara Blues / Sahibdad & Damezin (Sarbacane)

Quand il arrive en France à l’âge de 28 ans, Reza Sahibdad a déjà connu mille vies : persécuté en Iran, comme tous les Afghans de la minorité hazara, il y est victime d’humiliations et de brimades, tandis que son frère est fait prisonnier. Avant de sombrer dans la drogue, il troque sa foi religieuse pour une autre croyance : celle du pouvoir du cinéma, qui lui permettra justement de partir pour l’Europe… Voici un étonnant récit d’exils et de reconstructions avec, en toile de fond, l’amour du 7e art, en creux, des références aux Mille et Une Nuits, et au premier plan, le dessin sublime de Yann Damezin, aux créatures symboliques. Mais derrière son faux air de conte, le récit assène une vérité : parfois, être libre, c’est fuir.

Fossiles et vrai plaisir

La Dent de l’Igua­­no­­don / Lugrin, Xavier & Cherici (Éditions FLBLB)

Dans l’Angleterre du XIXe siècle, un couple passionné de fossiles, Mary Ann et Gideon Mantell, exhument un jour une dent géante datant de l’«ère des reptiles», soit antérieure à l’apparition des mammifères. Cette trouvaille, incompatible avec les croyances de l’époque, est la première pièce d’un puzzle menant à la découverte des dinosaures… Dans un crayonné dynamique et un dessin qui rappelle les mangas des années 1980, un trio fantasque raconte la genèse de la paléontologie dans un album rendant hommage à la science qui, souvent, doit composer avec les esprits étroits (ici la religion, bercée par le créationnisme, et des savants tenant à leurs privilèges). Au bout, un livre à croquer… à pleines dents!

Secte symbole

Electric Miles (t1) / Nury & Brüno (Glénat)

Et si écrire était un acte diabolique? Une façon d’envoûter le lecteur pour mieux le diriger? S’inspirant de la vie de Ron Hubbard, auteur de science-fiction et fondateur de l’Église de scientologie, Nury et Brüno reprennent du service avec une nouvelle série au long cours, suivant L’Homme qui tua Chris Kyle, grand succès de l’année 2020. Autour d’un étrange personnage, Wilbur H. Arbogast, auteur en déclin en possession d’un livre qui «rend fou», le tandem mêle polar, science-fiction et psychanalyse, avec une grosse dose de mystère et dans un clin d’œil à la littérature «pulp» des années 1950. Religion, manipulation mentale et paranormal se mélangent, comme les esprits de Philip K. Dick et Stephen King. 

Retour à la vie

L’Abîme de l’oubli / Roca & Terrasa (Delcourt)

En Espagne, durant la guerre civile (1936-1939), puis avec la dictature franquiste qui va suivre (jusqu’en 1977), des dizaines de milliers de personnes furent exécutées et enterrées dans des fosses communes, empêchant les familles de faire leur deuil. Mais face à une nation qui fit le choix de l’oubli plutôt que celui de la mémoire (on estime qu’il existe encore entre 600 et 800 charniers dans toute l’Espagne), des citoyens regardent l’Histoire dans les yeux et demandent des comptes. À Paterna, ville située dans la banlieue de Valence, ce sont ainsi 126 corps qui sont sortis de la terre, après un long combat administratif. Paco Roca et Rodrigo Terrasa exhument le passé dans un ouvrage… mémorable.

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